lundi 20 octobre 2008

Le chemin de fer



Le type en pleine nuit, sous le pont de l’A1, fasciné par les yeux blanc crémeux ou rouge orangé des bagnoles qui passent, en vrombissant, vers ou à l’opposé de lui, selon leur vitesse, instantanés ou coulées, toujours selon.

Friche, terrain vague, espace ouvert entre deux agglomérations, désert, il doit être une heure du matin, et pourtant, il ne distingue pas les faubourgs d’Aubervilliers, ainsi les désignera-t-on faute de mieux, les petites maisons à moitié croulantes, les entrepôts, les ateliers, locaux à usage semi-industriel et plus probablement artisanal.
On devrait repérer quelques lumières à des fenêtres qu’il ne parvient pas à déceler - des réverbères au moins.
Au nord, il n’y a qu’épaississement de la nuit.
Et au fur et à mesure de sa progression, le décor change ; le chiendent, les débris, les pylônes deviennent soit vignes, soit champs de céréales après la moisson, tondus à ras, d’un brun sombre, encore plus sombre sous la lueur de la lune.
Un coup d’œil en arrière, et les signes de béton ont disparu, engloutis par l’agreste paysage nocturne ; rebrousser chemin est désormais hors de question.
Il fait chaud, bien trop pour un mois de mars, les cigales stridulent, mais les cigales dorment après le coucher du soleil, donc pas de cigales, des grillons ? Même remarque pour les grillons. Surtout hors des zones d’habitation. Y a-t-il seulement des grillons en plein champ ? Bonne question.
Quoi qu’il en soit, une bestiole stridule. Un indice d’été, comme la chaleur. Aux étoiles, il pourrait infirmer ou non cette thèse ; mais les étoiles, ce n’est pas son fort, la grande ourse est-elle suffisamment haute ? Sans compter que son azimut doit dépendre de l’heure et quelle heure est-il ? Approximativement une heure, mais si la saison a changé, pourquoi pas l’heure à son insu. Tout comme le décor, d’ailleurs.
Il pourrait donc avoir envie de se déshabiller ; quelque chose le lui souffle à l’oreille, chaleur et grillons, vas-y, mais pourquoi alors n’est-il pas sur une plage, plus qu’un indice, une preuve, zigzaguant entre les piles de varech pourrissant et quelques bouées taillées dans des pneus de camions ? Soyons prudent, ce pourrait être un piège, qu’il ne débouche pas au sortir du prochain virage, les couilles à l’air, dans un village endormi - tous les villages, le sont, y pénétrant, comme de coutume en passant devant la gendarmerie et son gendarme insomniaque faisant une ronde pour tromper son ennui et l’interpellant, le verbalisant, l’enfermant. S’il est nu, il n’aura pas ses papiers, à moins qu’il ne les prenne à la main, spectacle ridicule, nudiste nocturne mais prudent qui tient à pouvoir prouver son identité pour peu que la maréchaussée l’attrape par les fesses. D’ailleurs, les a-t-il, au moins, ces papiers ?
Non.
Rien. Même pas de portefeuille. Ni d’argent. Pas le moindre cent. Pas de clefs, non plus.
Rien de rien, ce qui est peu crédible ; au fond des poches, traînent toujours, allez savoir, ticket de cinéma, reçus de carte bleue, bouloches à la rigueur. Mais là, c’est le désert, comme s’il s’agissait de vêtements de prisonnier, qu’un gardien ou autre type en sombre lui avait tendu avant qu’il ne commence à marcher. Pourtant, il en est certain : ces habits sont les siens. D’ailleurs, il retourne le revers de sa veste : un papier de pressing, épinglé à l’ancienne. Mais ne serait-ce pas un indice fallacieux de plus, un indice ajouté après coup ?
Allez, à poil, finissons-en !
Et puis, la rivière tout d’un coup, devant lui, large, infranchissable. Il rebrousse chemin, prend sur la gauche : toujours l’eau. A droite : idem. Se serait-il engagé dans un des méandres de la Seine ? Sacré méandre, alors, parce qu’il ne retrouve plus la sortie, ceinturé qu’il l’est par l’épaisse masse sombre qui s’écoule, comme cette mer qui encerclait les terres sur les cartes depuis l’Antiquité. Et au-delà de cet océan qu’y avait-il ? Rien, autant qu’il s’en souvienne, sinon des cataractes au quatre coins de la planète plate.
Il est donc au centre du monde.
Et il n’y a personne. Ce qui n’est pas très logique ; il lui faut plutôt opter pour une relégation sur une île déserte. Mais l’eau est douce, pas salée, c’est donc effectivement la Seine, encore, qu’effectivement, ce pourrait être n’importe quelle rivière d’une taille conséquente, Loire ou Garonne. Sans compter ces voitures dont il distingue les phares à quelques kilomètres, accompagnées du bruit de leur moteur. Le temps d’arriver, et elles ont disparu, ce qui n’a rien d’étonnant contrairement à l’absence d’asphalte. Les routes se résorbent à mesure qu’il avance vers elles.
Il fatigue.
Jusqu’au moment où les chiens apparaissent, des chiens domestiques, portant presque tous un collier, alors qu’il est incapable de découvrir d’où ils viennent, au moins un hameau, quelques maisons, une seule suffirait.
Ils n’aboient pas, viennent voir qui est l’intrus d’une démarche nonchalante, le reniflent, s’asseyent sur leur arrière-train quelques minutes, puis repartent, la queue raide, ni hostiles, ni amis. Certains prennent un air peiné, comme s’ils compatissaient, lèchent ses testicules et disparaissent à leur tour dans l’obscurité.

Il va chez le droguiste et lui demande s’il vend des cordes. Quel genre ? Le genre pour faire de l’alpinisme. Oui, il a bien ça, mais en nylon orange fluorescent. Aucune importance. Cinq mètres pour 22 euros.
Il l’attache à l’un des pieds de son énorme lit, et fait un nœud coulant de l’autre extrémité. Le passe autour de son cou et saute par-dessus la rambarde du balcon. Cinq étages.
Le lit se soulève, et s’écrase contre la fenêtre dont il pulvérise les vitres, mais l’huisserie tient, et lui se retrouve 3 mètres plus bas, les cervicales brisées. Il a soigneusement peaufiné son nœud coulant pour éviter d’agoniser de longues minutes par asphyxie.
Il ne se chie pas dessus, et par conséquent pas sur les passants via les jambes de son pantalon. Il a pris soin de boire la veille les 4 litres saumâtres de Colopeg pour se nettoyer les intestins et a bien vérifié qu’à la fin de sa purge, l’eau était aussi claire en sortie qu’en entrée.

S’il est mort, s’il est fantôme, cette curieuse errance pourrait alors s’expliquer ; il ne parcourt pas le monde des vivants mais celui des spectres, parallèle, ressemblant mais différent, à moins que ce ne soit le monde des vivants, mais sans les vivants que ses yeux de fantôme ne peuvent percevoir, ainsi que leurs accessoires et propriétés.
Oui, mais les chiens ?
N’appartiennent-ils pas aux vivants de la même manière, et plus en fait, que les maisons, les routes, les pylônes EDF ?
D’ailleurs, le voilà le village. Endormi, comme prévu. Tellement endormi, qu’il reste un moment sur son seuil à essayer de repérer des lumières trahissant la présence d’habitants. Evitons les coups de fusil qu’on destine aux rôdeurs, double charge pour les rôdeurs en tenue d’Adam.
Passé son premier moment d’hésitation, il avance d’un pas de plus en plus léger, regardant aux fenêtres, ricanant du mobilier faussement rustique, des poutres soigneusement apparentes, des chaufferettes accrochées aux murs, de la vaissellerie en étain ou en cuivre. Personne, mais il commence à avoir l’habitude et le contraire serait inquiétant. Les portes sont verrouillées, il sonne, aucune réponse, hurle dans la rue, pisse sur des carreaux en rez-de-chaussée, en pulvérise certains à coups de pierres.
Devant la mairie, une fontaine publique à laquelle il se désaltère.
C’est là que le gyrophare et la sirène le surprennent ; intensité croissante, ils sont après lui, et sans même y réfléchir, se met à courir vers le pont qu’il a repéré dès son entrée dans le bourg.
Et se jette tête la première dans la rivière.

Il se réveille dans un lit inconnu, vêtu d’habits un peu trop larges pour lui. Une femme au visage dissimulé par un passe-montagne lui apporte une assiette de ce qui ressemble à du navarin d’agneau. Il essaie de la retenir, mais elle repart sitôt sa tâche accomplie et ferme au loquet la porte derrière elle.
Il mange ; les légumes et la viande s’écrasent contre ses dents, chargés de saveurs et de consistance. Le sentiment qu’il avait de mâcher de la poussière lorsqu’il marchait dans la campagne désertée a disparu ; la table, la chaise, les couverts, la couverture, les draps ont un indéniable parfum de réel, eux aussi. D’ailleurs, il entend des pas au-dessus de lui, ainsi que des voix assourdies par le passage au travers du plafond.
Encore plus tard : le passeur – pareillement masqué - lui annonce que le réseau va lui faire franchir la frontière, qu’il n’est pas seul, que d’autres ont suivi ce chemin de fer, semblable à celui qui permettait aux esclaves fugitifs de passer au Canada.

Ils partent à l’aube : le gué n’est pas gardé aujourd’hui.

samedi 11 octobre 2008

L'ovale



Le poulailler était fait d’un grillage grossier posé à même le sol de béton dans la cour de derrière, tout près du caroubier - ses racines invisibles et ses branches de plus en plus flétries. Un tunnel, toujours en grillage, permettait aux poules et poulets d’accéder à leur logis nocturne, bloc clos de ciment alvéolé, chaque alvéole garnie de paille servant de nid à un volatile. Deux autres tunnels de grillage amenaient à un robinet, chacun goûtant dans un seau, soit deux seaux rigoureusement identiques en plastique crème délavé. Le robinet orienté au nord était barbouillé d’une couche de peinture verte passée à la va-vite, l’autre d’une couche de rouge.
C’était moi qui les avais peints, et c’était moi aussi qui les tournais de quelques minutes d’angle le matin pour qu’ils goûtent – et les fermais le soir avant de vider les seaux au dessus de la grille du tout-à-l’égout au centre de la cour.
Les poules et poulets pouvaient donc, à leur convenance, se désaltérer, soit avec l’eau du robinet rouge, soit avec celle du vert. Cette dernière était tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, elle étanchait la soif – sans plus. Celle du robinet rouge était hautement toxique : si l’un des poulets venait en en boire, il tombait raide mort. Au sens strict : il mourrait une à deux secondes après l’ingestion, et s’affalait sur le sol, raide comme une décoration de jardin en plâtre. Sa tête prenait une teinte bronze verdi et devenait aussi cassante que si elle avait été plongée dans de l’azote liquide. C’était d’ailleurs un de nos jeux, quand nous étions plus jeunes, que de donner sciemment de cette eau à l’une des bestioles, de l’attraper par les pattes une fois morte, et de faire voler sa tête en milliers de fragments pulvérulents en la frappant contre un mur.
Evidemment, au vu du code couleur utilisé, n’importe qui aurait compris que le robinet rouge était à éviter. Mais les poules et poulets ignoraient cette signalétique des plus basiques et mourraient en masse, rigidifiés, imputrescibles, deux fois plus denses que de leur vivant et la tête souvent incomplète, picorée par les survivants. Nous balancions les corps le long de la buanderie, la vermine s’en tenait inexplicablement éloignée, et le tas de volailles statufiées avait tranquillement grandi, atteignant presque les fenêtres du deuxième étage.
Je ne suis pas vraiment sûr que ces bestioles soient capables de différencier le rouge du vert, ni même qu’elles voient en couleur. Mais les robinets étant à deux points cardinaux opposés, je supposais qu’elles arrivaient par ce biais à savoir lequel était létal. Car, au fur et à mesure que le temps passait, ne restaient plus que les gallinacés les plus rusés, les victimes se faisaient de plus en plus rares, la hauteur du tas se stabilisait ; j’avais artificiellement créé une pression adaptative, une sélection naturelle par l’eau, la couleur ou la topographie – je ne sais au juste. Il m’arrivait parfois de me demander de quelle utilité leur serait cette aptitude acquise s’il me prenait un beau jour l’envie de les relâcher dans la nature.
Pures spéculations oiseuses, les poulets étant incapables de survivre à l’état sauvage, pour autant que je sache.

L’ovale avait tout d’abord été stocké dans la pièce froide, qu’on appelait assez emphatiquement la glacière alors que la température ne descendait jamais en dessous de 10 degrés. Il y avait côtoyé les melons, les pastèques, le lait et les jambons quelques mois avant que mon frère ne décide de le transférer dans la fosse du garage, excavation parallélépipédique à l’odeur poisseuse, au ciment granuleux et imprégné de générations d’huiles de vidange 20W40 tombées des Peugeots successives du grand-père.

La raison de ce transfert m’avait toujours paru un peu obscure. J’avais bien interrogé mon frère mais ce dernier avait déployé un écran de fumée peu convainquant sous forme d’explications contradictoires et alambiquées. Mais après tout l’ovale relevait de son domaine, tout comme les poulets relevaient du mien, et je le laissais faire, préférant me focaliser sur l’eau du robinet rouge et en particulier sur la question de savoir si elle était aussi toxique – et suivant les mêmes modalités – pour d’autres créatures, plus grosses, au cortex plus développé. Les êtres humains, en particulier.

Je mis plusieurs semaines avant de me rendre compte que l’ovale avait enflé et qu’il occupait presque tout l’espace de la fosse. En d’autres termes, l’ovale était devenu plus grand que moi ou que mon frère.
L’ovale étant adulte lorsqu’il était tombé entre nos mains, il n’y avait selon moi que deux explications :
- Soit il était mort, et ce que je prenais pour un accroissement de taille n’était qu’un signe de putréfaction, en l’occurrence les gaz qui le distendaient de l’intérieur.
- Soit il était enceint.
Il n’était certainement pas mort, puisque mon frère passait environ 4 heures par jour en sa compagnie, tirant les portes coulissantes du garage pour se ménager une rigoureuse intimité. L’ovale était donc enceint, ce qui impliquait que mon frère avait déposé sa semence à l’intérieur, par je ne sais quel moyen, la surface de l’ovale, parfaitement lisse, ne présentant pas la moindre aspérité, faille ou fissure.
Son grand axe étant horizontal, j’arrivais encore à m’imaginer mon frère couché sur lui, remuant des hanches et se figeant, frissonnant, dans un orgasme contre-nature. A l’extrême rigueur, je pouvais me représenter l’ovale saisi de soubresauts en même temps que son amant, mais le sperme, dans mes reconstitutions a posteriori, restait invariablement à l’extérieur, flaque poisseuse qui descendait peu à peu, jusqu’à goûter sur le sol, incapable de pénétrer sous la surface. L’ovale, obstinément clos, ne pouvait qu’être inengendré et, par conséquent, incapable d’engendrer lui-même. Venant en second dans l’ordre des perfections directement après la sphère, il n’était soumis ni à la décrépitude, ni au renouveau ; l’ovale devait, d’ailleurs, de ce fait, être probablement unique.
A ce stade de mes réflexions, me vint nécessairement le contre argument de l’hérétique : cet ovale n’était pas l’Ovale, mais un ovale mécaniquement impur, du fait de sa condition sublunaire, reflet tronqué de l’ovale en soi. J’examinais attentivement la surface de l’ovale mais n’y décelais aucune imperfection ; comme je supposais que mon frère l’avait correctement orienté, il devait être couché sur le dos, le haut dirigé vers le fond du garage et le bas vers les portes. Je descendis donc dans la fosse, avec difficulté du fait du manque de place, et observais avec la plus grande attention la partie de l’ovale où le sexe de mon frère avait du pénétrer, si je m’en tenais à la logique de mes reconstitutions. Fiasco complet : une texture tellement lisse, tellement parfaite, qu’elle paraissait constituée d’air densifié, quelque chose d’unique, sans le moindre grain, rien qui puisse retenir le mouvement scrutateur des doigts.
C’est dans cette peu ragoûtante position d’obstétricien fureteur que mon frère me surprit.
Il me regardait sans dire un mot, confiant dans sa position surplombante, me mettant en demeure de lui fournir une explication. Une malencontreuse pudeur m’empêcha de l’interroger abruptement sur la façon dont il s’y était pris pour introduire sa bite dans l’ovoïde rigoureusement hermétique et je ne pus que lui demander, un peu déstabilisé, de quel droit il s’était ainsi approprié l’ovale, le transformant en jouet sexuel, réceptacle et plus précisément éponge à foutre. Car l’ovale ne lui appartenait pas. Il appartenait à quelqu’un, comme tout ce qui existait en ce monde.
Tout ce qui vit comme tout ce qui ne vit pas est la possession de quelqu’un. Le caroubier, la maison, le sol en béton de la cour étaient à nous. Le platane que nous apercevions par-delà le mur mitoyen au voisin. Le palmier dattier dont nous ne distinguions que la tête emplumée encore plus loin à un autre voisin. Et ainsi de suite, à l’infini ou jusqu’à ce que la comptabilité des possessions revienne chez nous après avoir fait le tour de la planète.
« Pas nous » fit remarquer mon frère. Nous n’appartenions à personne.
Je restais un moment silencieux, essayant de me rappeler quels étaient nos possesseurs. Nos parents, si nous en avions – et il était impossible qu’il en fût autrement, ne pouvaient prétendre à ce titre ; ils avaient au mieux l’usufruit de nos personnes.
« D’ailleurs » dit-il en me tendant la main pour m’aider à sortir de la fosse. Puis il m’entraîna de l’autre côté de la maison jusqu’à la palissade haute de 3 mètres qui jouxtait la rue. Entre les planches légèrement disjointes, je distinguai quelques échantillons du monde extérieur, en champs de vision réduits successifs : mis bout à bout, ils sous-entendaient une vie grouillante d’êtres semblables à nous, à quelques différences d’âges et de sexes près. Humains en usufruit ou totalement autonomes, vaquant à leurs occupations, sans le moindre possesseur, que nous pouvions par conséquent nous approprier de la même façon que l’ovale, que ce soit dans un but de reproduction mal défini comme dans le cas de mon frère ou pour tester les effets de l’eau du robinet rouge, dans le mien.

jeudi 2 octobre 2008

Les riches



Généralités


Nous habitons dans une sorte de sous-entresol. Ce que je veux dire, c’est que l’appartement est à moitié en sous sol, et qu’il faut descendre une volée de 5 marches avant de rentrer dans ce que Maman appelle le vestibule, trognon de couloir doté d’un repose parapluie et où les invités sont censés poser leurs vêtements poussiéreux et/ou mouillés aux appliques. Censés, non pas parce que nous n’avons pas d’invités, mais parce qu’ils ne se plient pas à ces coutumes riches ou moyen-riches dont le non-respect engendre chez Maman une certaine mélancolie.

Les fenêtres font moins d’un mètre de haut, donnant une vision légèrement tronquée de l’extérieur, surtout en hiver, d’autant que nous sommes orientés au nord et que l’immeuble en vis-à-vis fait deux étages de plus que le nôtre. Mais Papa ne cesse de dire que l’extérieur n’est pas un endroit bien intéressant, sauf pour les vacances, et que nous formons une des meilleures communautés du quartier avec les gens des étages inférieurs. Que demander de plus dans ces conditions ? Qu’aller chercher dehors alors qu’on a déjà tout ce qu’il faut ici, amitié, discussions passionnées, séances de tabac et d’alcool, et chansons de marins et de soldats ? Maman est globalement du même avis, quoique ses centres d’intérêt, ainsi que ceux des autres mères soient différents et qu’elle se laisse parfois bercer par la brume rosâtre que distillent les magazines pour richonnes à double rang de perles auxquels les femmes sont abonnées en commun.

Les riches habitent les étages 4, 5 et 6 de l’immeuble. En dessous les pauvres et moyen-pauvres. D’après papa, nous faisons partie des moyen-pauvres et le fait que nous habitions l’appartement le plus mal foutu ne vient pas d’une sorte de hiérarchie avec les moins riches en bas et les plus en haut, mais simplement de l’ordre d’arrivée des locataires. D’ailleurs, notre communauté ne comprend pas de pauvres, à la rigueur des moyen-moyen-pauvres tirant sur le moyen-pauvre. Les vrais pauvres habitent dans les ceintures autour du centre ville, auxquelles on peut accéder en prenant les trams à chiffres jaunes. Quand aux moyen-riches, ils se sont exilés encore au-delà dans des banlieues résidentielles qui font ricaner Papa et soupirer Maman.
Les riches disposent d’un escalier qui dessert leurs étages et qui aboutit dans une rue parallèle à la nôtre, ce qui nous évite de les croiser et eux de nous croiser. Ici, chacun prétend que c’est ce qu’il y a de mieux à faire ; je n’ai aucune idée de ce qu’en pense les riches.
Autant que je sache, les adultes ignorent ou feignent d’ignorer la rue parallèle en question, et n’y mettrent jamais les pieds. Du moins le prétendent-ils. Techniquement, c’est possible, puisqu’il s’agit d’une impasse qui donne elle aussi dans la grande rue commerçante, et qu’il n’y rien à y faire, rien à y acheter et rien à y boire – elle ne comporte aucun café. Les gosses y sont tous allés, j’en suis certain, mais n’ont jamais été plus loin que la grille à digicode. Dans le cas contraire, je peux être sûr qu’ils s’en seraient vantés dans tout le quartier et même au-delà. C’est même un peu étrange, parce qu’en général, il n’y a besoin d’avoir réellement fait quelque chose pour s’en vanter, il suffit de penser à tous les puceaux qui prétendent avoir placé leur morceau mou-dur dans l’éponge à poils d’une fille.
Lorsque j’y suis allé, avec Tringlette et Papillon, on est restés comme deux ronds de flan devant la grille en acier noir. Un rat aurait peut-être pu se faufiler entre les barreaux, mais c’est bien la seule chose qui peut y entrer à part les riches eux-mêmes. Elle fait près de 2 mètres de haut et est hérissée de barbelés à son sommet. Il n’y a pas – me semble-t-il – de caméras vidéo, les riches doivent savoir que l’idée même d’une intrusion est hors de portée des locataires des étages du dessous. Ce doit être très rassurant de penser ce genre de choses.


Le sous-sol


Le sous-sol est normalement composé de caves dans lesquelles les familles déposent les trésors déglingués au cours de nombreuses années et dont ils ne veulent pas se débarrasser ou vendre aux puces, pour des raisons diverses et variées ; Maman, par exemple, conserve une énorme cuisinière à gaz, inutile depuis 15 ans, date à laquelle le gaz a été proscrit dans toute la ville. Bien sûr on pourrait se faire quelques euros en le vendant à un ferrailleur, mais elle s’y refuse absolument, c’est la cuisinière de sa mère et de sa grand-mère avant elle, et puis, comme dit mon père : « cette saloperie doit peser sa demi tonne ; pas envie de me niquer les lombaires ».

Les caves des riches sont enfouies encore plus profondément, et personne ne sait exactement comment on y accède. On suppose bien qu’il existe un escalier similaire à celui qui donne dans la rue, mais personne ne l’a jamais vu. L’hypothèse la plus probable est celle d’un escalier en colimaçon dans une cage complètement close, ce que confirmerait un décrochement dans le coin sud-ouest du sous-sol.

En dehors des caves, deux familles ont transformé certaines caves en appartements. J’insiste bien : il ne s’agit pas de pauvres ou même de sous-pauvres, mais de moyen-pauvres pour qui ces caves présentaient un intérêt particulier.

M. Thréor est un mystique. Il pense que les riches sont issus de la merde du diable et que c’est pour cela qu’ils sont si mauvais et qu’ils dominent le monde. M. Larivière, le voisin du dessus, qui est professeur de collège, lui a fait un jour remarquer que la merde du diable doit être infinie ou en tout cas, devrait avoir submergée toute la planète depuis le début de l’ère chrétienne et donc que sa théorie ne tenait pas debout. Thréor prétend, lui, que le diable, en plus d’être mauvais est horriblement constipé (et peut-être est-il mauvais à cause de cela ?) : il ne lâche un énorme bronze qu’une fois tous les cent mille ans, ce qui, selon lui, explique les dynasties, que ce soit de rois ou de banquiers.
En plus de cela Thréor est doté du morceau mou-dur le plus énorme que j’ai jamais vu, d’autant qu’il ne promène toujours à poil, sauf lorsqu’il sort dans la rue, assez rarement, lorsqu’il va acheter à manger. Inutile de dire que du côté des femmes, ça jase, mais aucune d’elles ne tient à s’approcher du bonhomme qui pue comme s’il ne s’était jamais lavé le morceau depuis sa naissance. Il clame à qui veut l’entendre qu’un jour, quand les riches seront renvoyés dans le rectum du diable et qu’on lui aura collé un bouchon en ciment, il sera de son devoir de faire connaître à toutes les femmes du monde la puissance de son morceau, puissance qui selon lui leur permettra de voir Dieu en face et de discuter avec les étoiles d’égal à égal. Il se réserve d’ailleurs en premier les femmes des riches avant de les envoyer retrouver la noirceur du duodénum satanique, car elles possèderaient dans le conduit derrière les poils des liquides cachés, sacrés, volés aux anges par l’intermédiaire du malin du temps où il était dans le bon camp, et qui permettrait à son morceau de se raffermir avant d’accomplir sa mission : vrimvroumer toutes les gonzesses de part le monde sans que le mou prenne une seule fois le dessus sur le dur.
Son appartement est composé de plusieurs caves contiguës dont il a abattu les cloisons de façon à avoir une immense pièce de 70 mètres de long sur 5 de profondeur et 2 de plafond. Sur le mur du fond est écrit en énormes lettres rouge sombre et déformées (bien plus larges que hautes) « Les Riches sortent du Cul de Satan et Je dois les y remettre ». Seul manque le J du « Je » que Thréor a fait tatouer sur son dos (en moins déformé, évidemment) et il fait toujours son petit effet en se plaçant au bon endroit et en se retournant brusquement devant ses interlocuteurs, rendant ainsi la phrase intelligible. Devant des femmes ou des enfants, il insinue qu’un secret encore plus incroyable est écrit en lettres minuscules sur la peau de ses couilles, derrière, et qu’il ne tient qu’à eux de se le voir révéler. Enfin, il l’insinuait, parce qu’à deux ou trois reprises, des pères sont venus lui tanner le cuir à coups de ceinture ; n’empêche qu’on le sent toujours à deux doigts de repartir avec sa petite histoire de couilles dépositaires d’un savoir inouï.


M. et Mme Larrier ont eux aussi abattu des cloisons, mais la disposition de leur appartement n’est pas la même : on entre dans une grande pièce quadrangulaire qui leur sert de salon, salle à manger, chambre et de douche-chiottes, dissimulées par un rideau. Au fond part un long couloir qui dessert les 7 chambres où dorment leurs fils. Assez étrangement, la taille des jambes d’un fils est proportionnelle à la distance de sa chambre à la pièce principale. Abrisse, par exemple, le plus âgé, qui habite tout au fond, semble avoir les hanches qui lui rentrent dans les joues et Noex, le plus jeune, qui habite la première chambre, ressemble à un cul de jatte. De surcroît, chacun des fils semble avoir une fonction différente, toutes en rapport avec la preuve de l’existence de Dieu : Abrisse la recherche dans la façon dont le papier brûle en atmosphère réduite, Solamosse dans la façon dont s’érodent les murs de sa chambre, Nollée dans la façon dont les oiseaux chantent en dehors de tout stimulus apparent, Devée dans la nature même du nombre 7, Aart dans la répartition des poussières dans l’air, Vadd dans la forme des tâches de son lit à chaque sortie de rêve, et Noex dans la façon dont s’oriente les feuilles plongées dans l’obscurité. Le père Larrier, lui, s’est évidemment réservé le meilleur domaine, à savoir celui des livres. A vrai dire, il n’a qu’une seule bible, de celle qu’on trouve, parait-il, dans les tiroirs de certains hôtels, mais, selon lui, des couches et des couches de significations s’y sont déposées, souvent à l’insu des éditeurs, copieurs et imprimeurs et une vie entière ne sera pas de trop pour tenter d’y chercher la preuve de l’existence de Dieu.
Les fils Larrier ne sortent jamais de chez eux, le monde extérieur risquant de gâter leurs prédispositions naturelles à traquer l’impondérable. Tout le matériel dont ils peuvent avoir besoin leur est ramené par leurs parents, ce qui ne me parait pas la meilleure solution pour prouver l’existence de Dieu.

En résumé, le sous-sol est habité par des fous de Dieu, mais je ne devine pas le rapport de cause à effet.


Les riches


Les riches sont décevants. Tout plats, comme des serpillières dotées d’yeux, surtout les filles aux seins flasques et pendouillants, aux cheveux qui leur tombent dans le cou comme une punition. De la part des mères, c’est compréhensible : elles se sont usées pour permettre une ou des duplications au type pas beau qui les tient en laisse, sont devenues encore moins roulées que les vieilles biques du deuxième étage, informes, étrangères au monde du mou-dur, des marchandes de petits chiens apathiques qu’elles traînent avec elles, semblables à celles en noir qui proposent leur saloperie à peine jappante et qu’on rencontre vers les boulevards au-delà de l’observatoire.
Au début, on les guettait à l’angle de l’impasse, avec des images de culture de nibards sous cloche plein la tête et aussi un peu inquiets à l’idée de croiser les regards fiers des pectoraux plein de dents qui font des choses au cœur des Mamans lorsqu’elles regardent la télé dans la salle commune.
Mais on a vite laissé tomber : la sœur de Tringlette a plus de muscles à cul et de poitrail à suçotte que n’importe laquelle de ces richettes, alors qu’elle n’a que 13 ans. Et ce n’est pas juste Tringlette qui bavasse et raconte à qui veut l’entendre que sa sœur, elle, oui. J’étais avec lui dans le placard de la salle de bain de famille quand elle s’est enfoncée dans la baignoire en ayant soin de nous présenter son tapis en V, gentille comme tout, elle aurait su qu’on était là, elle n’aurait pas pu faire mieux, à nous honorer de son cul en enlevant le peignoir puis en se retournant avant d’entrer dans l’eau. D’ailleurs je n’exclus pas un arrangement à l’amiable entre Tringlette et sa sœur.
Les filles des riches, c’est comme des animaux à moitié morts qu’on amène à l’abattoir. Mortes avant même de recevoir le coup de masse. Au terme de leur marche, elles s’effondreront au pied d’un épouvantail, un fac-similé d’exécuteur, inutile de faire se déplacer le vrai, et donc finalement d’en payer un, ne restera plus qu’aux écorcheurs et aux découpeurs qu’à faire le boulot de bouchers qualifiés.

Parfois dans les rues, jamais à moins de deux blocs de l’immeuble, on peut les croiser, nous sur le trottoir, et eux dans de grosses bagnoles, qui semblent empester plutôt le vinyle que le cuir. Quand il s’agit d’une sortie familiale, Papa n’oublie jamais de mentionner ces « chiasseux qui pètent plus haut que leur cul », même s’il serait bien incapable de se payer une de ces bagnoles garnies à la pétrochimie et pas à la peau de vache. On ne sait d’ailleurs pas non plus où ils garent leurs voitures, les nôtres, quand on en a, sont dans le terrain vague derrière, et c’est toute une histoire pour trouver quelqu’un qui veuille bien balancer des trucs sur les clodos trop entreprenants la nuit. Mais cela n’a pas beaucoup d’importance : en intérieur, le quatrième étage et au-delà, en extérieur, les grosses bagnoles, ils n’ont pas besoin d’autres signes pour informer les passants que les riches, ce sont eux. Sinon, à quoi, ça servirait ?

Ils montent, les samedi et dimanche, sur des vélos comme s’il s’agissait de fossiles de dinosaures ou de licornes susceptibles de ressusciter durant leur petite promenade. Des animaux précieux, et rares, qu’il s’agit de choyer, des bestioles de concours qu’un jury tâte avec précaution avant de décider de la note à leur accorder. C’est même le seul moment de la semaine, où une certaine fierté semble leur redresser l’échine, et leur faire des yeux qui ne soient pas ceux de grenouilles mortes. Ca nous fait rire bien sûr, les riches sur leurs vélos – des vélos ! – avec leurs airs de pigeons à morceau bien dur. Et les filles ! Comme si ça leur ramonait l’intérieur de l’éponge à poils jusqu’au fond de la gorge par le dedans, avec griffures de pierre rouge et compagnie. Enfin, ce sont surtout les autres qui rient. Moi, je me dis qu’il y a quelque chose de trouble et peut-être de fondamental dans l’association vélo/riche, quelque chose que nous ne comprendrons jamais, qui nous enchaînera dans notre sous-entresol et je suis un peu triste de voir Papa rire plus fort que les autres et ne rien soupçonner.

En attendant, la théorie de M. Thréor, c’est de la viande de chien : je veux bien que les riches descendent en ligne directe de tas de merde, mais certainement pas de celle du Diable. Si c’était le cas, ils auraient une toute autre allure, un peu plus d’acier dans le regard, de colonne vertébrale, de port de tête et pas cet air morose de hérissons passés sous un pneu et restés en vie pour regretter tout le reste de leur vie leur existence d’aplatis à petite vitesse.


Rebellions


En apparence, que les riches habitent les étages supérieurs et nous ceux du dessous, ça ne dérange personne. Comme dit Maman, c’est vivre en bonne intelligence. Et puis que leur envier ? Leurs femmes mortes, leurs filles décomposées avant l’âge, leurs bagnoles qui ne soutiennent pas la comparaison avec celle des dépliants, leur vue bouchée de la même façon que la nôtre ou presque, leurs vacances dont on ne sait rien, sinon qu’elles se déroulent dans d’autres endroits, leur pognon ? Quel pognon, d’ailleurs, s’il ne permet rien de plus que nous ou pas grand-chose et qui en tout cas n’achète pas la chaleur des communautés des étages inférieurs ?
D’autant que personne n’est dupe : les prétendus riches du quatrième et au-dessus, ne sont que les laquais des vrais riches, ceux qui apparaissent sur l’écran des télés ou les contrôlent. « Larbins à longue gueule », c’est comme ça que les appelle Papa.
Mais le travail, c’est une chierie, disent tous les adultes. Et les riches se fatiguent moins pour plus, ça on en est bien certain, malgré les émissions sur les malheurs et le stress des riches qui n’arrivent qu’à émouvoir les plus nunuches des mémères de l’immeuble.
Et ça, c’est pas normal.
Alors quand l’apparence se distend, les adultes gueulent un peu parce que, merde, se coltiner 9 heures à bouffer du boulot de con à la louche sous l’œil de ces salopards de moyen-riches, c’est pas une vie.
Surtout les samedi soir quand les membres du comité, et toutes les familles, de fait, se réunissent pour fêter la pause et se murgent en ayant l’air de participer à une tombola au profit des handicapés nécessiteux.
J’ai un peu honte dans ces moments là, parce que l’escalier est muré au niveau du troisième étage et que je sais que personne ne s’emparera d’une pioche pour se frayer un chemin malgré les mécaniques que roulent des ivrognes – il est vrai apparemment en bonne intelligence le reste du temps.
J’ai honte aussi parce que je suis certain que la grille d’acier n’a rien d’indestructible, un démonte-pneu ferait peut-être l’affaire et que pas un seul de ces pères ne s’en approchera à moins de 100 mètres. Ne parlons pas des mères qui prêchent l’amour de la belle vie dans les entresols.
Bien sûr, juste avant le coma général, les hommes parlent de capturer les femmes et les filles des riches et de les forcer à se déshabiller devant eux, ce qui fait glousser leurs épouses. Mais on est tous persuadés qu’ils tempèrent leur envie d’abîmer les riches et leur bien le plus précieux, parce que les enfants sont présents et que certains soirs, les richettes doivent finir un peu plus en larmes et nettement plus hospitalisables.
Mais, on n’est pas non plus des neuneux, et on sait bien ce qu’il faut leur faire aux femmes et aux filles : leur matraquer le conduit, et surtout le conduit du cul, parce que c’est comme ça qu’elles ne vaudront plus rien, toutes dégueulassées, pour leur maris et pères, leur enfoncer le morceau à leur péter des dents, les envoyer grignoter les fragments de merde derrière les couilles de Thréor, secret ou pas secret, les balancer toutes gonflées aux clodos du terrain vague pour qu’ils les finissent.
La guerre contre les riches passent par la destruction de leurs femmes et de leurs filles. S’ils essayaient de faire la même chose à nos mères et sœurs, ces sangs de navet se feraient massacrer avant même d’avoir fait 3 mètres.
Alors pourquoi ne pas y aller ?
Pourquoi restons-nous en bas si nous sommes les costauds de l’histoire ?
Pourquoi les adultes ne peuvent-ils pas être d’authentiques exemples pour nous tous, qui craignons tant de leur ressembler, à l’exception des plus grands qui ont déjà acquis cette sorte de résignation tapageuse de fiers à bras ?