mercredi 24 septembre 2008

Les muets

1


Je n’ai jamais été très doué pour évaluer les distances et encore moins les surfaces, mais le terrain devait faire plusieurs kilomètres carrés. On savait vaguement qu’à l’opposé de la route, il se terminait en falaises et donnait sur la mer. Au sud et au nord, nous n’étions paresseusement jamais allé, à peine quelques centaines de mètres de part et d’autre sur le bitume pelé à partir du débouché du chemin qui nous amenait depuis la maison.

C’était l’attraction des environs, et même en semaine, nous rencontrions des paysans, ou plus exactement les habitants de ces hameaux poussiéreux répartis un peu partout près des canaux d’irrigation. Ils faisaient semblant de ne pas nous voir, nous autres citadins – ou pire, murmuraient à notre passage des bouts-rimés ambigus mais clairement insultants. Les samedi et dimanche, les paysans devenaient plus accueillants face à la masse des visiteurs venus de la ville, à moins qu’ils n’aient appris de longue date à dissimuler leur mépris et leur arrogance face à une troupe supérieure en nombre. Mais en semaine, nous n’étions que nous deux, avec nos ridicules bobs sur la tête et nos spartiates munies de chaussettes. Il leur était alors facile de nous regarder de haut, d’autant que l’aîné, à savoir moi-même, n’avait qu’à peine douze ans. Mon frère que tant de méchanceté déconcertait et chagrinait voulait leur expliquer que nous n’étions que des moitiés de citadins, que nous habitions la dernière maison de la ville, dressée 20 mètres avant les limites administratives, et qu’elle n’était qu’à peine visible depuis la précédente. Ce qui était la plus pure vérité mais je refusais de m’abaisser à quémander quoi que ce soit et faisait chaque jour la leçon à mon frère juste avant notre départ. Son angoisse atteignait alors son point culminant, l’idée de ne pas pouvoir progresser d’ombres en ombre comme il le faisait dans les rues l’ayant déjà perturbé dès son réveil. Les deux kilomètres à parcourir en espace ouvert, moucheté d’amandiers et d’oliviers morts, d’aloès, de figuiers de barbarie et d’épineux dont j’ignorais le nom, transformait son périple en petit supplice quotidien.

Le terrain était clôturé côté route par deux rangées de fil non barbelé, la plus haute arrivant tout au plus à 80 centimètres du sol. S’ils l’avaient voulu, les muets auraient pu la franchir et se répandre dans tout le département avec leurs mouvements saccadés de zombies pour laborieusement dévorer - lenteur caractéristique oblige - toutes les victimes à demi consentantes qu’ils auraient rencontrées lors de cette divagation.
Nous avions trouvé au fond d’un placard une douzaine de VHS de mort-vivants, assez pitoyables, mais la ressemblance était frappante et la première fois que j’avais dit à mon frère « Regarde un troupeau de mort-vivants », il s’était bien évidemment trouvé un paysan goguenard pour nous expliquer qu’il ne s’agissait en fait que de muets.
A tout prendre, qu’il puisse exister des troupeaux de muets plutôt que des troupeaux de zombies comme il existe des troupeaux de vaches ou de moutons, était en soi pareillement fascinant, et assez rassurant, les muets n’étant pas réputés pour se repaître des entrailles des petits garçons vivants.

En moyenne, il y avait toujours une trentaine de muets dans notre champ de vision. Ils étaient vêtus d’un pantalon et d’une veste noire dans lesquels ils devaient étouffer et portaient sur le crâne une casquette de même couleur qui avait une forme que j’associais bien plus tard aux gardes rouges.
Bien entendu, chacun avait sa petite théorie sur la question, et bien que frappés d’ostracisme, avec le temps, nous finîmes par les connaître toutes et même à les classifier en variantes et sous-variantes, mais nous n’arrivions jamais à nous mettre d’accord pour savoir laquelle était la dérivée de l’autre, que la branche comportât 2, 10 ou 100 nœuds. On pouvait les répartir en deux grandes catégories et nous étions arrivés à un accord sur ce point : soit les muets avaient la langue tranchée, soit on leur avait coupé les cordes vocales. Hypothèses aussi fausses l’une que l’autre : il ne se passait pas une semaine sans qu’un des muets vint près de l’enclos, côté route, pour montrer aux incrédules sa langue entière et bien rose ainsi que l’absence de toute cicatrice sur sa gorge. Nous ne comprenions pas d’ailleurs pas comment les rumeurs et racontars pouvaient continuer ainsi à se perpétuer face à ces persistantes dénégations et mises au point.

A vrai dire les muets se déplaçaient peu. On peut même dire qu’ils ne se déplaçaient pas du tout, et restaient à rôtir au soleil, en transpirant comme de vrais humains qu’ils étaient, de cela nous pouvions être sûrs. Leurs rares déplacements étaient lents, mais assurés et raisonnablement rectilignes, à l’opposé de la démarche erratique du zombie, ce qui finit, cela aussi, par nous convaincre. Chacun d’entre eux avait un petit carnet ouvert dans la main gauche et un crayon dans la droite. Les autochtones prétendaient qu’ils devaient y écrire l’heure et la phrase ou même le mot émis quand ils avaient failli à leur tâche de muet. Comme tous avaient un carnet, on supposait que chacun notait les faux-pas des autres, et qu’une sorte de débriefing devait avoir lieu chaque soir dans un endroit que personne ne s’aventurait à situer sur une carte, bien que les possibilités d’hypothétiques emplacements eussent été quasi infinies. Le camp des muets restait un sujet tabou et chacun faisait comme s’ils éclosaient de terre chaque matin, très tôt, en l’absence de tout témoin. La présence de mouchards était considérée comme hautement probable : il y avait parmi les muets des non-muets, des sortes de contremaîtres veillant à ce qu’aucune conspiration de muets ne vienne gauchir les conclusions du fameux débriefing du soir. Ces jaunes étaient et se devaient d’être indétectables, étant vêtus de la même façon que les autres et aussi peu portés sur l’excès de paroles, mais certains sages de village, qui en avaient vu tant d’autres et qui en connaissaient un rayon sur la nature humaine et toutes les duplicités susceptibles d’être déployées, prétendaient que untel ou untel en était. Avec paris à la clé, paris en l’air puisque aucun gagnant ne pouvait légitimement se prétendre tel, nul jaune n’ayant avoué son appartenance à cette douteuse confrérie – et ne le fera jamais, pour autant que je puisse le deviner.

Evidemment, les fois où un muet venait près de la clôture pour exhiber sa langue et sa gorge intactes, des petits malins essayaient de le faire parler. Il y a toujours des petits malins pour vérifier que l’aveugle ne voit pas, que le sourd n’entend pas ou que le paralytique n’est pas qu’un tas de chair dénervée sorti de son fauteuil roulant. Les méthodes employées sont rarement très élégantes et je ne m’appesantirai pas sur le sujet. Je voudrais juste faire remarquer une chose : si le muet avait lâché un mot, la question aurait été de savoir s’il s’agissait en fait d’un jaune ou d’un vrai muet simulant le mutisme – autre domaine d’infinies controverses (punition collective infligée par quelque autorité secrète, secte étrange, exhibitionnisme tordu,…).

Car, mon frère et moi, n’avons jamais entendu un muet proférer le moindre son. Peut-être étaient-ils réellement muets. Mais dans ce cas, à quoi pouvait bien leur servir le carnet ? Si l’on écarte l’hypothèse du manquement à la discipline, ils ne pouvaient que noter des choses, des choses à propos des environs, à propos des paysans, des citadins, du département, et bien d’autres informations, tant il est vrai, qu’en leur compagnie tout le monde se laissait aller à parler de tout et de n’importe quoi, comme s’ils avaient été sourds et non pas muets.

A la place des paysans à vilaine tête de fouine, je me serais un petit peu plus inquiété au lieu d’empiler les possibilités, toutes moins probables les unes que les autres.



2



Nos lits étaient faits à notre retour, nos tiroirs toujours emplis de vêtements, les repas étaient servis, chauds dans des assiettes, matin, midi, et soir. Je ne garde d’ailleurs aucun souvenir d’avoir mangé quoi que ce soit durant cet été. Mais je suppose que nous avons du nous nourrir – ou l’avoir été.
Vies ponctuées d’absences selon une série d’oublis sélectifs à heure fixe. Brume pas même supputée et comportements inexplicables a posteriori comme cette dizaine de pièces que comportait la maison et dans lesquelles nous n’allions jamais – ce que n’auraient jamais du faire, je pense, les enfants que nous étions alors.

Nous nous réveillions dans nos chambres vers 10 heures et nous retrouvions peu après dans la cuisine à manger des céréales détrempées et un jus d’orange trop coupé à l’eau. Nous confectionnions des sandwichs avec un pain à mie dense – quotidiennement renouvelé - et de la charcuterie ou du fromage extraits d’un frigo Kelvinator plein à craquer, pour le repas de midi que nous prendrions face aux muets, puis nous sortions sur la route, marchions quelques centaines de mètres vers le nord et prenions le chemin muletier qui amenait à la mer à travers cette zone semi-aride d’amandiers et d’oliviers morts.
Le soir, exténués, nous dînions, du moins le suppose-je, et allions dans la chambre de l’un ou de l’autre discuter soit des muets, soit de ce que nous avions lu la veille avant d’aller au lit et de nous endormir vers les 11 heures.

Evidemment, tout cela ne pouvait pas durer, et une personne, nommé le Père, fit son apparition vers les deux tiers du séjour, alors que nous étions sur le perron prêts à partir pour notre promenade quotidienne. Le personnage n’avait pas un visage absolument distinct mais la colère y transparaissait nettement ; il saisit mon frère par l’oreille et le secoua comme un prunier, tout en me sommant, en tant qu’aîné, de lui fournir des explications. Explications à propos de quoi, rétorquais-je tout en me souvenant – un peu tard - de la relation de vassalité extrême qui me liait à l’apparition. Le ton de ma réponse ne fut probablement pas aussi soumis qu’il aurait du l’être et mon frère se ramassa une claque partie à toute volée, comme s’il était responsable de mes paroles et actes, et non pas moi-même, curieusement intouchable en vertu de je ne sais quel accord préalable. Plus respectueux, je lui parlais des muets avec franchise, mais comme s’il s’agissait de quelque chose d’à la fois banal et d’hautement éducatif, comme d’aller au marché se fournir en légumes frais ainsi que le faisait les adultes dans les livres que je lisais ainsi que dans la réalité que j’extrapolais. A m’écouter, l’enclos des muets avait une aura d’obligation, de léger ennui imposé et de désinvolture, tout cela en même temps, le message à faire passer étant qu’il y avait pas de quoi en faire tout un plat. Là-dessus, la créature – très certainement nourricière, à un degré ou un à autre – partit dans une grande tirade à propos des dangers qu’il y avait à s’approcher des muets ou même à respirer le même air qu’eux dans un rayon d’une centaine de mètres. Sans parler de la honte pour des fils de citadins à frayer avec ces paysans lourdauds, ces ploucs arriérés, consanguins, incestueux et possiblement meurtriers à la première occasion. Durant son explication de texte apocalyptique, une autre silhouette apparaissait à l’arrière plan par à coups, bien moins précise, bien moins finie, qui devait être celle de sa parèdre, autrement dit de la Mère – à la fonction encore plus nourricière, pour autant que je parvenais à me souvenir et assembler le puzzle de mes connaissances éparses et hétérogènes. Elle semblait suppliante, plutôt mollement suppliante du fait de son immobilité, et paraissait implorer notre pardon auprès de son acolyte bien qu’aucun son ne se fît entendre par-dessus le bourdonnement têtu des grosses mouches à reflets bleus.

Il – le Père – allait nous mettre un peu de plomb dans la cervelle, et nous montrer ce qu’il était réellement des muets, au-delà des élucubrations sans fondements des pécores. Une petite visite au camp nous apprendrait la sagesse ainsi que la crainte de Dieu ou de lui ou de la réalité ou des muets ou de tout type d’anomalie, je ne sais au juste. Je pense au final, après y avoir longuement réfléchi, qu’il s’agissait de nous faire toucher du doigt la dureté de la vie en cas d’anomalie, comment et pourquoi les muets étaient ainsi traités, pourquoi ils devaient être punis et parqués et pourquoi nous devions nous en écarter, leur état de paria étant potentiellement transmissible.
De tout cela, je suis loin d’être certain, car au lieu de trembler à l’idée d’être projetés au milieu d’une foire aux monstres, nous exultions, mon frère et moi, d’enfin percer le mystère du camp des muets. A la réflexion, mystère, il n’y avait pas, chaque paysan des environs, dès ses six ans, ayant dû le visiter et apprendre à tenir sa langue, et c’était en cela que consistait le tabou du camp ainsi que nous l’appelions et dont nous discutions avec acharnement le soir, le peuplant d’ogres, de vampires, et de femmes aux seins gigantesques et aux appétits pervers encore très flous dans nos jeunes cervelles.

Le camp ressemblait à s’y méprendre à un haras ou à une ferme. Quelques types aux vagues allures de cow-boys nous croisaient sans même nous jeter un coup d’œil ni – évidemment - nous saluer d’un simple « bonjour ». Le personnel d’une coopérative agricole aurait été plus attentif et plus méfiant envers nous.
La plupart des muets dormaient dans des écuries, chacun dans sa stalle, sommeillant debout comme un cheval, mais les yeux ouverts et la tête légèrement inclinée sur le côté. On leur avait passé un licou autour du cou, mais très lâche, et nous ne parvînmes pas à découvrir la moindre trace de mauvais traitements, ce qui nous causa une déception bien naturelle, puisque tous ces indices cumulés ne faisaient qu’accroître la flagrante banalité du camp.
La plupart des muets, ceux qui étaient éveillés, devaient être dans l’enclos avec leur carnet et les autres dormaient, tout simplement, debout, certes, mais dormaient.
Pas de chaînes, pas de palefreniers sadiques, pas de punition publique en plein soleil à coup de fouet, pas de haut-parleurs hurlant « la liberté, c’est le mutisme », pas de tas d’intestins grouillant de vermine dans un coin ou dans des fosses à demi rebouchées. Ne restait que l’ennui d’une ferme tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Ce n’était pas avec cela que le plomb allait se loger dans notre cervelle, et que nous hésiterions à retourner à l’enclos. Ou peut-être que si : on envisage bien chaque jour d’aller contempler un troupeau de vaches lorsqu’on leur prête une vie secrète saturée de souffrance, d’héroïsme, de mystère et de quelque monstruosité à peine exprimable, rarement lorsque l’on sait qu’il ne s’agit que de bovins à la pâture dont on extrait du lait en début de soirée.

Mais la créature-Père avait gardé le meilleur pour la fin : il nous emmena dans un recoin relativement inaccessible de la ferme – il fallait passer au travers de deux écuries et d’une pièce de toute évidence destinée au personnel – qui abritait un grand quadrilatère grillagé qui avait tout du poulailler géant. Une grosse vingtaine de muets s’y heurtaient les uns les autres, le regard complètement vide, caquetant comme des poulets démédullés, se jetant des mots déformés ou des fragments de mots à la figure, effrayant bruit de roulement à billes se dévidant au dessus d’un fût en métal. Il n’y avait pas l’ombre d’une phrase correctement formée ou intelligible dans tout ce raffut, rien que des mots aigus, des fragments de mots passés au silex pour en faire des projectiles.
Le combat sonore des crétins gladiateurs nous effraya tant que nous nous enfuîmes au hasard, d’abord dans le labyrinthe de la ferme, puis dans l’espace ouvert aux arbres morts et qu’il fallut près d’une heure à la créature-Père pour nous retrouver.

Nous ne revîmes plus le semi spectre à fonction paternelle du reste des vacances, mais le but avait été atteint : nos visites à l’enclos aux muets cessèrent à partir de ce jour (et l’année suivante, il avait disparu à la fois en tant qu’élément du décor et que souvenir ou légende dans les crânes des adultes, paysans ou citadins).

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