lundi 20 octobre 2008

Le chemin de fer



Le type en pleine nuit, sous le pont de l’A1, fasciné par les yeux blanc crémeux ou rouge orangé des bagnoles qui passent, en vrombissant, vers ou à l’opposé de lui, selon leur vitesse, instantanés ou coulées, toujours selon.

Friche, terrain vague, espace ouvert entre deux agglomérations, désert, il doit être une heure du matin, et pourtant, il ne distingue pas les faubourgs d’Aubervilliers, ainsi les désignera-t-on faute de mieux, les petites maisons à moitié croulantes, les entrepôts, les ateliers, locaux à usage semi-industriel et plus probablement artisanal.
On devrait repérer quelques lumières à des fenêtres qu’il ne parvient pas à déceler - des réverbères au moins.
Au nord, il n’y a qu’épaississement de la nuit.
Et au fur et à mesure de sa progression, le décor change ; le chiendent, les débris, les pylônes deviennent soit vignes, soit champs de céréales après la moisson, tondus à ras, d’un brun sombre, encore plus sombre sous la lueur de la lune.
Un coup d’œil en arrière, et les signes de béton ont disparu, engloutis par l’agreste paysage nocturne ; rebrousser chemin est désormais hors de question.
Il fait chaud, bien trop pour un mois de mars, les cigales stridulent, mais les cigales dorment après le coucher du soleil, donc pas de cigales, des grillons ? Même remarque pour les grillons. Surtout hors des zones d’habitation. Y a-t-il seulement des grillons en plein champ ? Bonne question.
Quoi qu’il en soit, une bestiole stridule. Un indice d’été, comme la chaleur. Aux étoiles, il pourrait infirmer ou non cette thèse ; mais les étoiles, ce n’est pas son fort, la grande ourse est-elle suffisamment haute ? Sans compter que son azimut doit dépendre de l’heure et quelle heure est-il ? Approximativement une heure, mais si la saison a changé, pourquoi pas l’heure à son insu. Tout comme le décor, d’ailleurs.
Il pourrait donc avoir envie de se déshabiller ; quelque chose le lui souffle à l’oreille, chaleur et grillons, vas-y, mais pourquoi alors n’est-il pas sur une plage, plus qu’un indice, une preuve, zigzaguant entre les piles de varech pourrissant et quelques bouées taillées dans des pneus de camions ? Soyons prudent, ce pourrait être un piège, qu’il ne débouche pas au sortir du prochain virage, les couilles à l’air, dans un village endormi - tous les villages, le sont, y pénétrant, comme de coutume en passant devant la gendarmerie et son gendarme insomniaque faisant une ronde pour tromper son ennui et l’interpellant, le verbalisant, l’enfermant. S’il est nu, il n’aura pas ses papiers, à moins qu’il ne les prenne à la main, spectacle ridicule, nudiste nocturne mais prudent qui tient à pouvoir prouver son identité pour peu que la maréchaussée l’attrape par les fesses. D’ailleurs, les a-t-il, au moins, ces papiers ?
Non.
Rien. Même pas de portefeuille. Ni d’argent. Pas le moindre cent. Pas de clefs, non plus.
Rien de rien, ce qui est peu crédible ; au fond des poches, traînent toujours, allez savoir, ticket de cinéma, reçus de carte bleue, bouloches à la rigueur. Mais là, c’est le désert, comme s’il s’agissait de vêtements de prisonnier, qu’un gardien ou autre type en sombre lui avait tendu avant qu’il ne commence à marcher. Pourtant, il en est certain : ces habits sont les siens. D’ailleurs, il retourne le revers de sa veste : un papier de pressing, épinglé à l’ancienne. Mais ne serait-ce pas un indice fallacieux de plus, un indice ajouté après coup ?
Allez, à poil, finissons-en !
Et puis, la rivière tout d’un coup, devant lui, large, infranchissable. Il rebrousse chemin, prend sur la gauche : toujours l’eau. A droite : idem. Se serait-il engagé dans un des méandres de la Seine ? Sacré méandre, alors, parce qu’il ne retrouve plus la sortie, ceinturé qu’il l’est par l’épaisse masse sombre qui s’écoule, comme cette mer qui encerclait les terres sur les cartes depuis l’Antiquité. Et au-delà de cet océan qu’y avait-il ? Rien, autant qu’il s’en souvienne, sinon des cataractes au quatre coins de la planète plate.
Il est donc au centre du monde.
Et il n’y a personne. Ce qui n’est pas très logique ; il lui faut plutôt opter pour une relégation sur une île déserte. Mais l’eau est douce, pas salée, c’est donc effectivement la Seine, encore, qu’effectivement, ce pourrait être n’importe quelle rivière d’une taille conséquente, Loire ou Garonne. Sans compter ces voitures dont il distingue les phares à quelques kilomètres, accompagnées du bruit de leur moteur. Le temps d’arriver, et elles ont disparu, ce qui n’a rien d’étonnant contrairement à l’absence d’asphalte. Les routes se résorbent à mesure qu’il avance vers elles.
Il fatigue.
Jusqu’au moment où les chiens apparaissent, des chiens domestiques, portant presque tous un collier, alors qu’il est incapable de découvrir d’où ils viennent, au moins un hameau, quelques maisons, une seule suffirait.
Ils n’aboient pas, viennent voir qui est l’intrus d’une démarche nonchalante, le reniflent, s’asseyent sur leur arrière-train quelques minutes, puis repartent, la queue raide, ni hostiles, ni amis. Certains prennent un air peiné, comme s’ils compatissaient, lèchent ses testicules et disparaissent à leur tour dans l’obscurité.

Il va chez le droguiste et lui demande s’il vend des cordes. Quel genre ? Le genre pour faire de l’alpinisme. Oui, il a bien ça, mais en nylon orange fluorescent. Aucune importance. Cinq mètres pour 22 euros.
Il l’attache à l’un des pieds de son énorme lit, et fait un nœud coulant de l’autre extrémité. Le passe autour de son cou et saute par-dessus la rambarde du balcon. Cinq étages.
Le lit se soulève, et s’écrase contre la fenêtre dont il pulvérise les vitres, mais l’huisserie tient, et lui se retrouve 3 mètres plus bas, les cervicales brisées. Il a soigneusement peaufiné son nœud coulant pour éviter d’agoniser de longues minutes par asphyxie.
Il ne se chie pas dessus, et par conséquent pas sur les passants via les jambes de son pantalon. Il a pris soin de boire la veille les 4 litres saumâtres de Colopeg pour se nettoyer les intestins et a bien vérifié qu’à la fin de sa purge, l’eau était aussi claire en sortie qu’en entrée.

S’il est mort, s’il est fantôme, cette curieuse errance pourrait alors s’expliquer ; il ne parcourt pas le monde des vivants mais celui des spectres, parallèle, ressemblant mais différent, à moins que ce ne soit le monde des vivants, mais sans les vivants que ses yeux de fantôme ne peuvent percevoir, ainsi que leurs accessoires et propriétés.
Oui, mais les chiens ?
N’appartiennent-ils pas aux vivants de la même manière, et plus en fait, que les maisons, les routes, les pylônes EDF ?
D’ailleurs, le voilà le village. Endormi, comme prévu. Tellement endormi, qu’il reste un moment sur son seuil à essayer de repérer des lumières trahissant la présence d’habitants. Evitons les coups de fusil qu’on destine aux rôdeurs, double charge pour les rôdeurs en tenue d’Adam.
Passé son premier moment d’hésitation, il avance d’un pas de plus en plus léger, regardant aux fenêtres, ricanant du mobilier faussement rustique, des poutres soigneusement apparentes, des chaufferettes accrochées aux murs, de la vaissellerie en étain ou en cuivre. Personne, mais il commence à avoir l’habitude et le contraire serait inquiétant. Les portes sont verrouillées, il sonne, aucune réponse, hurle dans la rue, pisse sur des carreaux en rez-de-chaussée, en pulvérise certains à coups de pierres.
Devant la mairie, une fontaine publique à laquelle il se désaltère.
C’est là que le gyrophare et la sirène le surprennent ; intensité croissante, ils sont après lui, et sans même y réfléchir, se met à courir vers le pont qu’il a repéré dès son entrée dans le bourg.
Et se jette tête la première dans la rivière.

Il se réveille dans un lit inconnu, vêtu d’habits un peu trop larges pour lui. Une femme au visage dissimulé par un passe-montagne lui apporte une assiette de ce qui ressemble à du navarin d’agneau. Il essaie de la retenir, mais elle repart sitôt sa tâche accomplie et ferme au loquet la porte derrière elle.
Il mange ; les légumes et la viande s’écrasent contre ses dents, chargés de saveurs et de consistance. Le sentiment qu’il avait de mâcher de la poussière lorsqu’il marchait dans la campagne désertée a disparu ; la table, la chaise, les couverts, la couverture, les draps ont un indéniable parfum de réel, eux aussi. D’ailleurs, il entend des pas au-dessus de lui, ainsi que des voix assourdies par le passage au travers du plafond.
Encore plus tard : le passeur – pareillement masqué - lui annonce que le réseau va lui faire franchir la frontière, qu’il n’est pas seul, que d’autres ont suivi ce chemin de fer, semblable à celui qui permettait aux esclaves fugitifs de passer au Canada.

Ils partent à l’aube : le gué n’est pas gardé aujourd’hui.

samedi 11 octobre 2008

L'ovale



Le poulailler était fait d’un grillage grossier posé à même le sol de béton dans la cour de derrière, tout près du caroubier - ses racines invisibles et ses branches de plus en plus flétries. Un tunnel, toujours en grillage, permettait aux poules et poulets d’accéder à leur logis nocturne, bloc clos de ciment alvéolé, chaque alvéole garnie de paille servant de nid à un volatile. Deux autres tunnels de grillage amenaient à un robinet, chacun goûtant dans un seau, soit deux seaux rigoureusement identiques en plastique crème délavé. Le robinet orienté au nord était barbouillé d’une couche de peinture verte passée à la va-vite, l’autre d’une couche de rouge.
C’était moi qui les avais peints, et c’était moi aussi qui les tournais de quelques minutes d’angle le matin pour qu’ils goûtent – et les fermais le soir avant de vider les seaux au dessus de la grille du tout-à-l’égout au centre de la cour.
Les poules et poulets pouvaient donc, à leur convenance, se désaltérer, soit avec l’eau du robinet rouge, soit avec celle du vert. Cette dernière était tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, elle étanchait la soif – sans plus. Celle du robinet rouge était hautement toxique : si l’un des poulets venait en en boire, il tombait raide mort. Au sens strict : il mourrait une à deux secondes après l’ingestion, et s’affalait sur le sol, raide comme une décoration de jardin en plâtre. Sa tête prenait une teinte bronze verdi et devenait aussi cassante que si elle avait été plongée dans de l’azote liquide. C’était d’ailleurs un de nos jeux, quand nous étions plus jeunes, que de donner sciemment de cette eau à l’une des bestioles, de l’attraper par les pattes une fois morte, et de faire voler sa tête en milliers de fragments pulvérulents en la frappant contre un mur.
Evidemment, au vu du code couleur utilisé, n’importe qui aurait compris que le robinet rouge était à éviter. Mais les poules et poulets ignoraient cette signalétique des plus basiques et mourraient en masse, rigidifiés, imputrescibles, deux fois plus denses que de leur vivant et la tête souvent incomplète, picorée par les survivants. Nous balancions les corps le long de la buanderie, la vermine s’en tenait inexplicablement éloignée, et le tas de volailles statufiées avait tranquillement grandi, atteignant presque les fenêtres du deuxième étage.
Je ne suis pas vraiment sûr que ces bestioles soient capables de différencier le rouge du vert, ni même qu’elles voient en couleur. Mais les robinets étant à deux points cardinaux opposés, je supposais qu’elles arrivaient par ce biais à savoir lequel était létal. Car, au fur et à mesure que le temps passait, ne restaient plus que les gallinacés les plus rusés, les victimes se faisaient de plus en plus rares, la hauteur du tas se stabilisait ; j’avais artificiellement créé une pression adaptative, une sélection naturelle par l’eau, la couleur ou la topographie – je ne sais au juste. Il m’arrivait parfois de me demander de quelle utilité leur serait cette aptitude acquise s’il me prenait un beau jour l’envie de les relâcher dans la nature.
Pures spéculations oiseuses, les poulets étant incapables de survivre à l’état sauvage, pour autant que je sache.

L’ovale avait tout d’abord été stocké dans la pièce froide, qu’on appelait assez emphatiquement la glacière alors que la température ne descendait jamais en dessous de 10 degrés. Il y avait côtoyé les melons, les pastèques, le lait et les jambons quelques mois avant que mon frère ne décide de le transférer dans la fosse du garage, excavation parallélépipédique à l’odeur poisseuse, au ciment granuleux et imprégné de générations d’huiles de vidange 20W40 tombées des Peugeots successives du grand-père.

La raison de ce transfert m’avait toujours paru un peu obscure. J’avais bien interrogé mon frère mais ce dernier avait déployé un écran de fumée peu convainquant sous forme d’explications contradictoires et alambiquées. Mais après tout l’ovale relevait de son domaine, tout comme les poulets relevaient du mien, et je le laissais faire, préférant me focaliser sur l’eau du robinet rouge et en particulier sur la question de savoir si elle était aussi toxique – et suivant les mêmes modalités – pour d’autres créatures, plus grosses, au cortex plus développé. Les êtres humains, en particulier.

Je mis plusieurs semaines avant de me rendre compte que l’ovale avait enflé et qu’il occupait presque tout l’espace de la fosse. En d’autres termes, l’ovale était devenu plus grand que moi ou que mon frère.
L’ovale étant adulte lorsqu’il était tombé entre nos mains, il n’y avait selon moi que deux explications :
- Soit il était mort, et ce que je prenais pour un accroissement de taille n’était qu’un signe de putréfaction, en l’occurrence les gaz qui le distendaient de l’intérieur.
- Soit il était enceint.
Il n’était certainement pas mort, puisque mon frère passait environ 4 heures par jour en sa compagnie, tirant les portes coulissantes du garage pour se ménager une rigoureuse intimité. L’ovale était donc enceint, ce qui impliquait que mon frère avait déposé sa semence à l’intérieur, par je ne sais quel moyen, la surface de l’ovale, parfaitement lisse, ne présentant pas la moindre aspérité, faille ou fissure.
Son grand axe étant horizontal, j’arrivais encore à m’imaginer mon frère couché sur lui, remuant des hanches et se figeant, frissonnant, dans un orgasme contre-nature. A l’extrême rigueur, je pouvais me représenter l’ovale saisi de soubresauts en même temps que son amant, mais le sperme, dans mes reconstitutions a posteriori, restait invariablement à l’extérieur, flaque poisseuse qui descendait peu à peu, jusqu’à goûter sur le sol, incapable de pénétrer sous la surface. L’ovale, obstinément clos, ne pouvait qu’être inengendré et, par conséquent, incapable d’engendrer lui-même. Venant en second dans l’ordre des perfections directement après la sphère, il n’était soumis ni à la décrépitude, ni au renouveau ; l’ovale devait, d’ailleurs, de ce fait, être probablement unique.
A ce stade de mes réflexions, me vint nécessairement le contre argument de l’hérétique : cet ovale n’était pas l’Ovale, mais un ovale mécaniquement impur, du fait de sa condition sublunaire, reflet tronqué de l’ovale en soi. J’examinais attentivement la surface de l’ovale mais n’y décelais aucune imperfection ; comme je supposais que mon frère l’avait correctement orienté, il devait être couché sur le dos, le haut dirigé vers le fond du garage et le bas vers les portes. Je descendis donc dans la fosse, avec difficulté du fait du manque de place, et observais avec la plus grande attention la partie de l’ovale où le sexe de mon frère avait du pénétrer, si je m’en tenais à la logique de mes reconstitutions. Fiasco complet : une texture tellement lisse, tellement parfaite, qu’elle paraissait constituée d’air densifié, quelque chose d’unique, sans le moindre grain, rien qui puisse retenir le mouvement scrutateur des doigts.
C’est dans cette peu ragoûtante position d’obstétricien fureteur que mon frère me surprit.
Il me regardait sans dire un mot, confiant dans sa position surplombante, me mettant en demeure de lui fournir une explication. Une malencontreuse pudeur m’empêcha de l’interroger abruptement sur la façon dont il s’y était pris pour introduire sa bite dans l’ovoïde rigoureusement hermétique et je ne pus que lui demander, un peu déstabilisé, de quel droit il s’était ainsi approprié l’ovale, le transformant en jouet sexuel, réceptacle et plus précisément éponge à foutre. Car l’ovale ne lui appartenait pas. Il appartenait à quelqu’un, comme tout ce qui existait en ce monde.
Tout ce qui vit comme tout ce qui ne vit pas est la possession de quelqu’un. Le caroubier, la maison, le sol en béton de la cour étaient à nous. Le platane que nous apercevions par-delà le mur mitoyen au voisin. Le palmier dattier dont nous ne distinguions que la tête emplumée encore plus loin à un autre voisin. Et ainsi de suite, à l’infini ou jusqu’à ce que la comptabilité des possessions revienne chez nous après avoir fait le tour de la planète.
« Pas nous » fit remarquer mon frère. Nous n’appartenions à personne.
Je restais un moment silencieux, essayant de me rappeler quels étaient nos possesseurs. Nos parents, si nous en avions – et il était impossible qu’il en fût autrement, ne pouvaient prétendre à ce titre ; ils avaient au mieux l’usufruit de nos personnes.
« D’ailleurs » dit-il en me tendant la main pour m’aider à sortir de la fosse. Puis il m’entraîna de l’autre côté de la maison jusqu’à la palissade haute de 3 mètres qui jouxtait la rue. Entre les planches légèrement disjointes, je distinguai quelques échantillons du monde extérieur, en champs de vision réduits successifs : mis bout à bout, ils sous-entendaient une vie grouillante d’êtres semblables à nous, à quelques différences d’âges et de sexes près. Humains en usufruit ou totalement autonomes, vaquant à leurs occupations, sans le moindre possesseur, que nous pouvions par conséquent nous approprier de la même façon que l’ovale, que ce soit dans un but de reproduction mal défini comme dans le cas de mon frère ou pour tester les effets de l’eau du robinet rouge, dans le mien.

jeudi 2 octobre 2008

Les riches



Généralités


Nous habitons dans une sorte de sous-entresol. Ce que je veux dire, c’est que l’appartement est à moitié en sous sol, et qu’il faut descendre une volée de 5 marches avant de rentrer dans ce que Maman appelle le vestibule, trognon de couloir doté d’un repose parapluie et où les invités sont censés poser leurs vêtements poussiéreux et/ou mouillés aux appliques. Censés, non pas parce que nous n’avons pas d’invités, mais parce qu’ils ne se plient pas à ces coutumes riches ou moyen-riches dont le non-respect engendre chez Maman une certaine mélancolie.

Les fenêtres font moins d’un mètre de haut, donnant une vision légèrement tronquée de l’extérieur, surtout en hiver, d’autant que nous sommes orientés au nord et que l’immeuble en vis-à-vis fait deux étages de plus que le nôtre. Mais Papa ne cesse de dire que l’extérieur n’est pas un endroit bien intéressant, sauf pour les vacances, et que nous formons une des meilleures communautés du quartier avec les gens des étages inférieurs. Que demander de plus dans ces conditions ? Qu’aller chercher dehors alors qu’on a déjà tout ce qu’il faut ici, amitié, discussions passionnées, séances de tabac et d’alcool, et chansons de marins et de soldats ? Maman est globalement du même avis, quoique ses centres d’intérêt, ainsi que ceux des autres mères soient différents et qu’elle se laisse parfois bercer par la brume rosâtre que distillent les magazines pour richonnes à double rang de perles auxquels les femmes sont abonnées en commun.

Les riches habitent les étages 4, 5 et 6 de l’immeuble. En dessous les pauvres et moyen-pauvres. D’après papa, nous faisons partie des moyen-pauvres et le fait que nous habitions l’appartement le plus mal foutu ne vient pas d’une sorte de hiérarchie avec les moins riches en bas et les plus en haut, mais simplement de l’ordre d’arrivée des locataires. D’ailleurs, notre communauté ne comprend pas de pauvres, à la rigueur des moyen-moyen-pauvres tirant sur le moyen-pauvre. Les vrais pauvres habitent dans les ceintures autour du centre ville, auxquelles on peut accéder en prenant les trams à chiffres jaunes. Quand aux moyen-riches, ils se sont exilés encore au-delà dans des banlieues résidentielles qui font ricaner Papa et soupirer Maman.
Les riches disposent d’un escalier qui dessert leurs étages et qui aboutit dans une rue parallèle à la nôtre, ce qui nous évite de les croiser et eux de nous croiser. Ici, chacun prétend que c’est ce qu’il y a de mieux à faire ; je n’ai aucune idée de ce qu’en pense les riches.
Autant que je sache, les adultes ignorent ou feignent d’ignorer la rue parallèle en question, et n’y mettrent jamais les pieds. Du moins le prétendent-ils. Techniquement, c’est possible, puisqu’il s’agit d’une impasse qui donne elle aussi dans la grande rue commerçante, et qu’il n’y rien à y faire, rien à y acheter et rien à y boire – elle ne comporte aucun café. Les gosses y sont tous allés, j’en suis certain, mais n’ont jamais été plus loin que la grille à digicode. Dans le cas contraire, je peux être sûr qu’ils s’en seraient vantés dans tout le quartier et même au-delà. C’est même un peu étrange, parce qu’en général, il n’y a besoin d’avoir réellement fait quelque chose pour s’en vanter, il suffit de penser à tous les puceaux qui prétendent avoir placé leur morceau mou-dur dans l’éponge à poils d’une fille.
Lorsque j’y suis allé, avec Tringlette et Papillon, on est restés comme deux ronds de flan devant la grille en acier noir. Un rat aurait peut-être pu se faufiler entre les barreaux, mais c’est bien la seule chose qui peut y entrer à part les riches eux-mêmes. Elle fait près de 2 mètres de haut et est hérissée de barbelés à son sommet. Il n’y a pas – me semble-t-il – de caméras vidéo, les riches doivent savoir que l’idée même d’une intrusion est hors de portée des locataires des étages du dessous. Ce doit être très rassurant de penser ce genre de choses.


Le sous-sol


Le sous-sol est normalement composé de caves dans lesquelles les familles déposent les trésors déglingués au cours de nombreuses années et dont ils ne veulent pas se débarrasser ou vendre aux puces, pour des raisons diverses et variées ; Maman, par exemple, conserve une énorme cuisinière à gaz, inutile depuis 15 ans, date à laquelle le gaz a été proscrit dans toute la ville. Bien sûr on pourrait se faire quelques euros en le vendant à un ferrailleur, mais elle s’y refuse absolument, c’est la cuisinière de sa mère et de sa grand-mère avant elle, et puis, comme dit mon père : « cette saloperie doit peser sa demi tonne ; pas envie de me niquer les lombaires ».

Les caves des riches sont enfouies encore plus profondément, et personne ne sait exactement comment on y accède. On suppose bien qu’il existe un escalier similaire à celui qui donne dans la rue, mais personne ne l’a jamais vu. L’hypothèse la plus probable est celle d’un escalier en colimaçon dans une cage complètement close, ce que confirmerait un décrochement dans le coin sud-ouest du sous-sol.

En dehors des caves, deux familles ont transformé certaines caves en appartements. J’insiste bien : il ne s’agit pas de pauvres ou même de sous-pauvres, mais de moyen-pauvres pour qui ces caves présentaient un intérêt particulier.

M. Thréor est un mystique. Il pense que les riches sont issus de la merde du diable et que c’est pour cela qu’ils sont si mauvais et qu’ils dominent le monde. M. Larivière, le voisin du dessus, qui est professeur de collège, lui a fait un jour remarquer que la merde du diable doit être infinie ou en tout cas, devrait avoir submergée toute la planète depuis le début de l’ère chrétienne et donc que sa théorie ne tenait pas debout. Thréor prétend, lui, que le diable, en plus d’être mauvais est horriblement constipé (et peut-être est-il mauvais à cause de cela ?) : il ne lâche un énorme bronze qu’une fois tous les cent mille ans, ce qui, selon lui, explique les dynasties, que ce soit de rois ou de banquiers.
En plus de cela Thréor est doté du morceau mou-dur le plus énorme que j’ai jamais vu, d’autant qu’il ne promène toujours à poil, sauf lorsqu’il sort dans la rue, assez rarement, lorsqu’il va acheter à manger. Inutile de dire que du côté des femmes, ça jase, mais aucune d’elles ne tient à s’approcher du bonhomme qui pue comme s’il ne s’était jamais lavé le morceau depuis sa naissance. Il clame à qui veut l’entendre qu’un jour, quand les riches seront renvoyés dans le rectum du diable et qu’on lui aura collé un bouchon en ciment, il sera de son devoir de faire connaître à toutes les femmes du monde la puissance de son morceau, puissance qui selon lui leur permettra de voir Dieu en face et de discuter avec les étoiles d’égal à égal. Il se réserve d’ailleurs en premier les femmes des riches avant de les envoyer retrouver la noirceur du duodénum satanique, car elles possèderaient dans le conduit derrière les poils des liquides cachés, sacrés, volés aux anges par l’intermédiaire du malin du temps où il était dans le bon camp, et qui permettrait à son morceau de se raffermir avant d’accomplir sa mission : vrimvroumer toutes les gonzesses de part le monde sans que le mou prenne une seule fois le dessus sur le dur.
Son appartement est composé de plusieurs caves contiguës dont il a abattu les cloisons de façon à avoir une immense pièce de 70 mètres de long sur 5 de profondeur et 2 de plafond. Sur le mur du fond est écrit en énormes lettres rouge sombre et déformées (bien plus larges que hautes) « Les Riches sortent du Cul de Satan et Je dois les y remettre ». Seul manque le J du « Je » que Thréor a fait tatouer sur son dos (en moins déformé, évidemment) et il fait toujours son petit effet en se plaçant au bon endroit et en se retournant brusquement devant ses interlocuteurs, rendant ainsi la phrase intelligible. Devant des femmes ou des enfants, il insinue qu’un secret encore plus incroyable est écrit en lettres minuscules sur la peau de ses couilles, derrière, et qu’il ne tient qu’à eux de se le voir révéler. Enfin, il l’insinuait, parce qu’à deux ou trois reprises, des pères sont venus lui tanner le cuir à coups de ceinture ; n’empêche qu’on le sent toujours à deux doigts de repartir avec sa petite histoire de couilles dépositaires d’un savoir inouï.


M. et Mme Larrier ont eux aussi abattu des cloisons, mais la disposition de leur appartement n’est pas la même : on entre dans une grande pièce quadrangulaire qui leur sert de salon, salle à manger, chambre et de douche-chiottes, dissimulées par un rideau. Au fond part un long couloir qui dessert les 7 chambres où dorment leurs fils. Assez étrangement, la taille des jambes d’un fils est proportionnelle à la distance de sa chambre à la pièce principale. Abrisse, par exemple, le plus âgé, qui habite tout au fond, semble avoir les hanches qui lui rentrent dans les joues et Noex, le plus jeune, qui habite la première chambre, ressemble à un cul de jatte. De surcroît, chacun des fils semble avoir une fonction différente, toutes en rapport avec la preuve de l’existence de Dieu : Abrisse la recherche dans la façon dont le papier brûle en atmosphère réduite, Solamosse dans la façon dont s’érodent les murs de sa chambre, Nollée dans la façon dont les oiseaux chantent en dehors de tout stimulus apparent, Devée dans la nature même du nombre 7, Aart dans la répartition des poussières dans l’air, Vadd dans la forme des tâches de son lit à chaque sortie de rêve, et Noex dans la façon dont s’oriente les feuilles plongées dans l’obscurité. Le père Larrier, lui, s’est évidemment réservé le meilleur domaine, à savoir celui des livres. A vrai dire, il n’a qu’une seule bible, de celle qu’on trouve, parait-il, dans les tiroirs de certains hôtels, mais, selon lui, des couches et des couches de significations s’y sont déposées, souvent à l’insu des éditeurs, copieurs et imprimeurs et une vie entière ne sera pas de trop pour tenter d’y chercher la preuve de l’existence de Dieu.
Les fils Larrier ne sortent jamais de chez eux, le monde extérieur risquant de gâter leurs prédispositions naturelles à traquer l’impondérable. Tout le matériel dont ils peuvent avoir besoin leur est ramené par leurs parents, ce qui ne me parait pas la meilleure solution pour prouver l’existence de Dieu.

En résumé, le sous-sol est habité par des fous de Dieu, mais je ne devine pas le rapport de cause à effet.


Les riches


Les riches sont décevants. Tout plats, comme des serpillières dotées d’yeux, surtout les filles aux seins flasques et pendouillants, aux cheveux qui leur tombent dans le cou comme une punition. De la part des mères, c’est compréhensible : elles se sont usées pour permettre une ou des duplications au type pas beau qui les tient en laisse, sont devenues encore moins roulées que les vieilles biques du deuxième étage, informes, étrangères au monde du mou-dur, des marchandes de petits chiens apathiques qu’elles traînent avec elles, semblables à celles en noir qui proposent leur saloperie à peine jappante et qu’on rencontre vers les boulevards au-delà de l’observatoire.
Au début, on les guettait à l’angle de l’impasse, avec des images de culture de nibards sous cloche plein la tête et aussi un peu inquiets à l’idée de croiser les regards fiers des pectoraux plein de dents qui font des choses au cœur des Mamans lorsqu’elles regardent la télé dans la salle commune.
Mais on a vite laissé tomber : la sœur de Tringlette a plus de muscles à cul et de poitrail à suçotte que n’importe laquelle de ces richettes, alors qu’elle n’a que 13 ans. Et ce n’est pas juste Tringlette qui bavasse et raconte à qui veut l’entendre que sa sœur, elle, oui. J’étais avec lui dans le placard de la salle de bain de famille quand elle s’est enfoncée dans la baignoire en ayant soin de nous présenter son tapis en V, gentille comme tout, elle aurait su qu’on était là, elle n’aurait pas pu faire mieux, à nous honorer de son cul en enlevant le peignoir puis en se retournant avant d’entrer dans l’eau. D’ailleurs je n’exclus pas un arrangement à l’amiable entre Tringlette et sa sœur.
Les filles des riches, c’est comme des animaux à moitié morts qu’on amène à l’abattoir. Mortes avant même de recevoir le coup de masse. Au terme de leur marche, elles s’effondreront au pied d’un épouvantail, un fac-similé d’exécuteur, inutile de faire se déplacer le vrai, et donc finalement d’en payer un, ne restera plus qu’aux écorcheurs et aux découpeurs qu’à faire le boulot de bouchers qualifiés.

Parfois dans les rues, jamais à moins de deux blocs de l’immeuble, on peut les croiser, nous sur le trottoir, et eux dans de grosses bagnoles, qui semblent empester plutôt le vinyle que le cuir. Quand il s’agit d’une sortie familiale, Papa n’oublie jamais de mentionner ces « chiasseux qui pètent plus haut que leur cul », même s’il serait bien incapable de se payer une de ces bagnoles garnies à la pétrochimie et pas à la peau de vache. On ne sait d’ailleurs pas non plus où ils garent leurs voitures, les nôtres, quand on en a, sont dans le terrain vague derrière, et c’est toute une histoire pour trouver quelqu’un qui veuille bien balancer des trucs sur les clodos trop entreprenants la nuit. Mais cela n’a pas beaucoup d’importance : en intérieur, le quatrième étage et au-delà, en extérieur, les grosses bagnoles, ils n’ont pas besoin d’autres signes pour informer les passants que les riches, ce sont eux. Sinon, à quoi, ça servirait ?

Ils montent, les samedi et dimanche, sur des vélos comme s’il s’agissait de fossiles de dinosaures ou de licornes susceptibles de ressusciter durant leur petite promenade. Des animaux précieux, et rares, qu’il s’agit de choyer, des bestioles de concours qu’un jury tâte avec précaution avant de décider de la note à leur accorder. C’est même le seul moment de la semaine, où une certaine fierté semble leur redresser l’échine, et leur faire des yeux qui ne soient pas ceux de grenouilles mortes. Ca nous fait rire bien sûr, les riches sur leurs vélos – des vélos ! – avec leurs airs de pigeons à morceau bien dur. Et les filles ! Comme si ça leur ramonait l’intérieur de l’éponge à poils jusqu’au fond de la gorge par le dedans, avec griffures de pierre rouge et compagnie. Enfin, ce sont surtout les autres qui rient. Moi, je me dis qu’il y a quelque chose de trouble et peut-être de fondamental dans l’association vélo/riche, quelque chose que nous ne comprendrons jamais, qui nous enchaînera dans notre sous-entresol et je suis un peu triste de voir Papa rire plus fort que les autres et ne rien soupçonner.

En attendant, la théorie de M. Thréor, c’est de la viande de chien : je veux bien que les riches descendent en ligne directe de tas de merde, mais certainement pas de celle du Diable. Si c’était le cas, ils auraient une toute autre allure, un peu plus d’acier dans le regard, de colonne vertébrale, de port de tête et pas cet air morose de hérissons passés sous un pneu et restés en vie pour regretter tout le reste de leur vie leur existence d’aplatis à petite vitesse.


Rebellions


En apparence, que les riches habitent les étages supérieurs et nous ceux du dessous, ça ne dérange personne. Comme dit Maman, c’est vivre en bonne intelligence. Et puis que leur envier ? Leurs femmes mortes, leurs filles décomposées avant l’âge, leurs bagnoles qui ne soutiennent pas la comparaison avec celle des dépliants, leur vue bouchée de la même façon que la nôtre ou presque, leurs vacances dont on ne sait rien, sinon qu’elles se déroulent dans d’autres endroits, leur pognon ? Quel pognon, d’ailleurs, s’il ne permet rien de plus que nous ou pas grand-chose et qui en tout cas n’achète pas la chaleur des communautés des étages inférieurs ?
D’autant que personne n’est dupe : les prétendus riches du quatrième et au-dessus, ne sont que les laquais des vrais riches, ceux qui apparaissent sur l’écran des télés ou les contrôlent. « Larbins à longue gueule », c’est comme ça que les appelle Papa.
Mais le travail, c’est une chierie, disent tous les adultes. Et les riches se fatiguent moins pour plus, ça on en est bien certain, malgré les émissions sur les malheurs et le stress des riches qui n’arrivent qu’à émouvoir les plus nunuches des mémères de l’immeuble.
Et ça, c’est pas normal.
Alors quand l’apparence se distend, les adultes gueulent un peu parce que, merde, se coltiner 9 heures à bouffer du boulot de con à la louche sous l’œil de ces salopards de moyen-riches, c’est pas une vie.
Surtout les samedi soir quand les membres du comité, et toutes les familles, de fait, se réunissent pour fêter la pause et se murgent en ayant l’air de participer à une tombola au profit des handicapés nécessiteux.
J’ai un peu honte dans ces moments là, parce que l’escalier est muré au niveau du troisième étage et que je sais que personne ne s’emparera d’une pioche pour se frayer un chemin malgré les mécaniques que roulent des ivrognes – il est vrai apparemment en bonne intelligence le reste du temps.
J’ai honte aussi parce que je suis certain que la grille d’acier n’a rien d’indestructible, un démonte-pneu ferait peut-être l’affaire et que pas un seul de ces pères ne s’en approchera à moins de 100 mètres. Ne parlons pas des mères qui prêchent l’amour de la belle vie dans les entresols.
Bien sûr, juste avant le coma général, les hommes parlent de capturer les femmes et les filles des riches et de les forcer à se déshabiller devant eux, ce qui fait glousser leurs épouses. Mais on est tous persuadés qu’ils tempèrent leur envie d’abîmer les riches et leur bien le plus précieux, parce que les enfants sont présents et que certains soirs, les richettes doivent finir un peu plus en larmes et nettement plus hospitalisables.
Mais, on n’est pas non plus des neuneux, et on sait bien ce qu’il faut leur faire aux femmes et aux filles : leur matraquer le conduit, et surtout le conduit du cul, parce que c’est comme ça qu’elles ne vaudront plus rien, toutes dégueulassées, pour leur maris et pères, leur enfoncer le morceau à leur péter des dents, les envoyer grignoter les fragments de merde derrière les couilles de Thréor, secret ou pas secret, les balancer toutes gonflées aux clodos du terrain vague pour qu’ils les finissent.
La guerre contre les riches passent par la destruction de leurs femmes et de leurs filles. S’ils essayaient de faire la même chose à nos mères et sœurs, ces sangs de navet se feraient massacrer avant même d’avoir fait 3 mètres.
Alors pourquoi ne pas y aller ?
Pourquoi restons-nous en bas si nous sommes les costauds de l’histoire ?
Pourquoi les adultes ne peuvent-ils pas être d’authentiques exemples pour nous tous, qui craignons tant de leur ressembler, à l’exception des plus grands qui ont déjà acquis cette sorte de résignation tapageuse de fiers à bras ?

samedi 27 septembre 2008

Périple



Tout ce qu’il doit réussir, c’est une descente. Juste rendre le bouton RDC rouge.
Introduire une clef, enclencher le moteur, sortir du sous-sol et prendre plein Est ou plein Sud. Nord et Ouest sont exclus : mers trop vite en butée une fois quelques cent ou cinq cent kilomètres selon qu’il choisit le premier ou le second.

Sud : doubles trois voies emboîtées qui le disperseront en terme de périple le long d’une côte bouffée de vieux, de lotissements plus ou moins cossus, de pseudo-gentilhommières péteuses pour orthodontistes juilletistes, de vendeurs de chichis, de bikinis, de bobs, de têtes de nœuds proprios de jet ski, d’épidermes cuivrés en coulée de fuel de Brindisi à Torremolinos.

Zéro pour le sud.

Exception : s’il préfère les teoz et leur gros cul bien lourd. Compte cinq, six jours pour pouvoir te tenir debout, déçu, les pieds sur une grève quelconque le long de cette mer close. Toutefois, le concept diffère : c’est le cheminement en lui-même qui compte ; le but est exclu de l’expérience.

En fin de compte, réfléchis, il en est de même si tu choisis l’Est. Quel espoir de nouvelle résidence, de vie ressuscitée, si tu te tournes vers l’Est ?

C’est TOUJOURS et UNIQUEMENT le cheminement qui compte.

Pour le moment, il reste posé sur son lit, son poing serré sur une molle boite de toile qui contient trois tubes de morphine pour injections et cent phénos de 80 mg. Il se dit qu’il peut refuser le périple. Périple inutile, ennuyeux et qui contient moins d’une once de rédemption, tous comptes effectués. Qu’il décide tout de suite du stop définitif plutôt que de prendre un véhicule, rouler, crever, remettre roues et durites, rouler encore, puis – forcément – lever le pied près d’un endroit quelconque et engloutir le muesli toxique. Couper les connexions ici, chez lui, ou vers Irkoutsk ou Nevers, quelle différence ?

Voie ferrée : revenons-y. Descentes quotidiennes du teoz vers les seize heures et tu y es, en pleine sous-préfecture, une de plus, deuxième, troisième ? Tu ne comptes plus. Hôtel du commerce moins d’une rue plus loin ; loué soit le récurent des demi-pensions. Peut-être, près des voies, l’unique pute de l’endroit, usée quoique courue, et que tu surveilles un moment, informes idées de chibre en tête. Oser, pour toi, c’est situé entre zéro et 0,1, et, puis, tout de même … Soyons honnête : cette sous-préfecture ne t’offre rien ; nul loisir, sortie, surprise, segment de temps plein d’ici le sommeil – pourquoi rejeter cette pute, réfléchis-y.
Non. Te promener le long des rues, quelquefois du XVIIème – souvent non, sentir et suivre l’odeur froide de l’ennui, comme un chien suit un lièvre blessé, de buissons en buissons, piste d’hémoglobine de plus en plus éventée lorsque l’on s’éloigne de l’épicentre.
Tu dînes seul, entouré de couples, de VRP, de non-identifiés, de femmes seules et hors de question que tu t’invites près d’elles pour tenir un rôle d’interlocuteur délicieux, sinon bienvenu. Trop de jours investis, trop de répétitions pour devenir l’homoncule qui n’est plus et qu’on ne voit plus. Seul le serveur oublie de t’ignorer ; logique : c’est un intérêt tout professionnel qui le motive.
Ensuite, le lit, une lecture peut-être ou quelques heures de nuit, longues, sèches, lesquelles verront tes yeux glisser sur les murs en quête d’un indice. Indice d’un pourquoi tu te trouves immobilisé pour encore 12 heures en centre-ville de cette sous-préfecture et en cet hôtel de cette sous-préfecture. Indice – on peut rêver – du pourquoi tu es jeté nu chez les hommes et femme de ce monde.

Voie ferrée : pour l’Est, c’est une possibilité que tu peux retenir, tout comme pour le Sud. Périple simplement plus long. Plus de peur, trop d’inconnues - et trop d’inconnus qui peuvent, en chemin, t’ouvrir gorge et veines et piquer pognon, pièces d’identité, vêtements, voire reins ou foie.

Donc il opte pour le véhicule. Le fric pour l’essence gonfle une enveloppe tout comme celui de l’hébergement, bouffe et le reste.

Feuille de route simple : uniquement les trois voies, nourriture près des pompes à essence, ne discuter que si c’est une question de vie ou de mort, tendre simplement les billets du plein et des déjeuners ou dîner dégueux, être le plus invisible possible. Ne rien dire. Personne ne doit le voir. Se souvenir de lui. Seul. Spectre motorisé sur les routes qui s’enfoncent toujours plus loin vers l’Est.

But : Solovki ou mer d’Okhotsk. Contrées de zeks, perfection ironique pour y terminer une existence sous le signe décoloré du vide, du froid et du non-quelque chose. Bien évidemment, tout peut foirer en route : il est possible qu’un -60° précoce décide son sort plus tôt, vers Novosibirsk, disons.

Q’importe.

mercredi 24 septembre 2008

Les muets

1


Je n’ai jamais été très doué pour évaluer les distances et encore moins les surfaces, mais le terrain devait faire plusieurs kilomètres carrés. On savait vaguement qu’à l’opposé de la route, il se terminait en falaises et donnait sur la mer. Au sud et au nord, nous n’étions paresseusement jamais allé, à peine quelques centaines de mètres de part et d’autre sur le bitume pelé à partir du débouché du chemin qui nous amenait depuis la maison.

C’était l’attraction des environs, et même en semaine, nous rencontrions des paysans, ou plus exactement les habitants de ces hameaux poussiéreux répartis un peu partout près des canaux d’irrigation. Ils faisaient semblant de ne pas nous voir, nous autres citadins – ou pire, murmuraient à notre passage des bouts-rimés ambigus mais clairement insultants. Les samedi et dimanche, les paysans devenaient plus accueillants face à la masse des visiteurs venus de la ville, à moins qu’ils n’aient appris de longue date à dissimuler leur mépris et leur arrogance face à une troupe supérieure en nombre. Mais en semaine, nous n’étions que nous deux, avec nos ridicules bobs sur la tête et nos spartiates munies de chaussettes. Il leur était alors facile de nous regarder de haut, d’autant que l’aîné, à savoir moi-même, n’avait qu’à peine douze ans. Mon frère que tant de méchanceté déconcertait et chagrinait voulait leur expliquer que nous n’étions que des moitiés de citadins, que nous habitions la dernière maison de la ville, dressée 20 mètres avant les limites administratives, et qu’elle n’était qu’à peine visible depuis la précédente. Ce qui était la plus pure vérité mais je refusais de m’abaisser à quémander quoi que ce soit et faisait chaque jour la leçon à mon frère juste avant notre départ. Son angoisse atteignait alors son point culminant, l’idée de ne pas pouvoir progresser d’ombres en ombre comme il le faisait dans les rues l’ayant déjà perturbé dès son réveil. Les deux kilomètres à parcourir en espace ouvert, moucheté d’amandiers et d’oliviers morts, d’aloès, de figuiers de barbarie et d’épineux dont j’ignorais le nom, transformait son périple en petit supplice quotidien.

Le terrain était clôturé côté route par deux rangées de fil non barbelé, la plus haute arrivant tout au plus à 80 centimètres du sol. S’ils l’avaient voulu, les muets auraient pu la franchir et se répandre dans tout le département avec leurs mouvements saccadés de zombies pour laborieusement dévorer - lenteur caractéristique oblige - toutes les victimes à demi consentantes qu’ils auraient rencontrées lors de cette divagation.
Nous avions trouvé au fond d’un placard une douzaine de VHS de mort-vivants, assez pitoyables, mais la ressemblance était frappante et la première fois que j’avais dit à mon frère « Regarde un troupeau de mort-vivants », il s’était bien évidemment trouvé un paysan goguenard pour nous expliquer qu’il ne s’agissait en fait que de muets.
A tout prendre, qu’il puisse exister des troupeaux de muets plutôt que des troupeaux de zombies comme il existe des troupeaux de vaches ou de moutons, était en soi pareillement fascinant, et assez rassurant, les muets n’étant pas réputés pour se repaître des entrailles des petits garçons vivants.

En moyenne, il y avait toujours une trentaine de muets dans notre champ de vision. Ils étaient vêtus d’un pantalon et d’une veste noire dans lesquels ils devaient étouffer et portaient sur le crâne une casquette de même couleur qui avait une forme que j’associais bien plus tard aux gardes rouges.
Bien entendu, chacun avait sa petite théorie sur la question, et bien que frappés d’ostracisme, avec le temps, nous finîmes par les connaître toutes et même à les classifier en variantes et sous-variantes, mais nous n’arrivions jamais à nous mettre d’accord pour savoir laquelle était la dérivée de l’autre, que la branche comportât 2, 10 ou 100 nœuds. On pouvait les répartir en deux grandes catégories et nous étions arrivés à un accord sur ce point : soit les muets avaient la langue tranchée, soit on leur avait coupé les cordes vocales. Hypothèses aussi fausses l’une que l’autre : il ne se passait pas une semaine sans qu’un des muets vint près de l’enclos, côté route, pour montrer aux incrédules sa langue entière et bien rose ainsi que l’absence de toute cicatrice sur sa gorge. Nous ne comprenions pas d’ailleurs pas comment les rumeurs et racontars pouvaient continuer ainsi à se perpétuer face à ces persistantes dénégations et mises au point.

A vrai dire les muets se déplaçaient peu. On peut même dire qu’ils ne se déplaçaient pas du tout, et restaient à rôtir au soleil, en transpirant comme de vrais humains qu’ils étaient, de cela nous pouvions être sûrs. Leurs rares déplacements étaient lents, mais assurés et raisonnablement rectilignes, à l’opposé de la démarche erratique du zombie, ce qui finit, cela aussi, par nous convaincre. Chacun d’entre eux avait un petit carnet ouvert dans la main gauche et un crayon dans la droite. Les autochtones prétendaient qu’ils devaient y écrire l’heure et la phrase ou même le mot émis quand ils avaient failli à leur tâche de muet. Comme tous avaient un carnet, on supposait que chacun notait les faux-pas des autres, et qu’une sorte de débriefing devait avoir lieu chaque soir dans un endroit que personne ne s’aventurait à situer sur une carte, bien que les possibilités d’hypothétiques emplacements eussent été quasi infinies. Le camp des muets restait un sujet tabou et chacun faisait comme s’ils éclosaient de terre chaque matin, très tôt, en l’absence de tout témoin. La présence de mouchards était considérée comme hautement probable : il y avait parmi les muets des non-muets, des sortes de contremaîtres veillant à ce qu’aucune conspiration de muets ne vienne gauchir les conclusions du fameux débriefing du soir. Ces jaunes étaient et se devaient d’être indétectables, étant vêtus de la même façon que les autres et aussi peu portés sur l’excès de paroles, mais certains sages de village, qui en avaient vu tant d’autres et qui en connaissaient un rayon sur la nature humaine et toutes les duplicités susceptibles d’être déployées, prétendaient que untel ou untel en était. Avec paris à la clé, paris en l’air puisque aucun gagnant ne pouvait légitimement se prétendre tel, nul jaune n’ayant avoué son appartenance à cette douteuse confrérie – et ne le fera jamais, pour autant que je puisse le deviner.

Evidemment, les fois où un muet venait près de la clôture pour exhiber sa langue et sa gorge intactes, des petits malins essayaient de le faire parler. Il y a toujours des petits malins pour vérifier que l’aveugle ne voit pas, que le sourd n’entend pas ou que le paralytique n’est pas qu’un tas de chair dénervée sorti de son fauteuil roulant. Les méthodes employées sont rarement très élégantes et je ne m’appesantirai pas sur le sujet. Je voudrais juste faire remarquer une chose : si le muet avait lâché un mot, la question aurait été de savoir s’il s’agissait en fait d’un jaune ou d’un vrai muet simulant le mutisme – autre domaine d’infinies controverses (punition collective infligée par quelque autorité secrète, secte étrange, exhibitionnisme tordu,…).

Car, mon frère et moi, n’avons jamais entendu un muet proférer le moindre son. Peut-être étaient-ils réellement muets. Mais dans ce cas, à quoi pouvait bien leur servir le carnet ? Si l’on écarte l’hypothèse du manquement à la discipline, ils ne pouvaient que noter des choses, des choses à propos des environs, à propos des paysans, des citadins, du département, et bien d’autres informations, tant il est vrai, qu’en leur compagnie tout le monde se laissait aller à parler de tout et de n’importe quoi, comme s’ils avaient été sourds et non pas muets.

A la place des paysans à vilaine tête de fouine, je me serais un petit peu plus inquiété au lieu d’empiler les possibilités, toutes moins probables les unes que les autres.



2



Nos lits étaient faits à notre retour, nos tiroirs toujours emplis de vêtements, les repas étaient servis, chauds dans des assiettes, matin, midi, et soir. Je ne garde d’ailleurs aucun souvenir d’avoir mangé quoi que ce soit durant cet été. Mais je suppose que nous avons du nous nourrir – ou l’avoir été.
Vies ponctuées d’absences selon une série d’oublis sélectifs à heure fixe. Brume pas même supputée et comportements inexplicables a posteriori comme cette dizaine de pièces que comportait la maison et dans lesquelles nous n’allions jamais – ce que n’auraient jamais du faire, je pense, les enfants que nous étions alors.

Nous nous réveillions dans nos chambres vers 10 heures et nous retrouvions peu après dans la cuisine à manger des céréales détrempées et un jus d’orange trop coupé à l’eau. Nous confectionnions des sandwichs avec un pain à mie dense – quotidiennement renouvelé - et de la charcuterie ou du fromage extraits d’un frigo Kelvinator plein à craquer, pour le repas de midi que nous prendrions face aux muets, puis nous sortions sur la route, marchions quelques centaines de mètres vers le nord et prenions le chemin muletier qui amenait à la mer à travers cette zone semi-aride d’amandiers et d’oliviers morts.
Le soir, exténués, nous dînions, du moins le suppose-je, et allions dans la chambre de l’un ou de l’autre discuter soit des muets, soit de ce que nous avions lu la veille avant d’aller au lit et de nous endormir vers les 11 heures.

Evidemment, tout cela ne pouvait pas durer, et une personne, nommé le Père, fit son apparition vers les deux tiers du séjour, alors que nous étions sur le perron prêts à partir pour notre promenade quotidienne. Le personnage n’avait pas un visage absolument distinct mais la colère y transparaissait nettement ; il saisit mon frère par l’oreille et le secoua comme un prunier, tout en me sommant, en tant qu’aîné, de lui fournir des explications. Explications à propos de quoi, rétorquais-je tout en me souvenant – un peu tard - de la relation de vassalité extrême qui me liait à l’apparition. Le ton de ma réponse ne fut probablement pas aussi soumis qu’il aurait du l’être et mon frère se ramassa une claque partie à toute volée, comme s’il était responsable de mes paroles et actes, et non pas moi-même, curieusement intouchable en vertu de je ne sais quel accord préalable. Plus respectueux, je lui parlais des muets avec franchise, mais comme s’il s’agissait de quelque chose d’à la fois banal et d’hautement éducatif, comme d’aller au marché se fournir en légumes frais ainsi que le faisait les adultes dans les livres que je lisais ainsi que dans la réalité que j’extrapolais. A m’écouter, l’enclos des muets avait une aura d’obligation, de léger ennui imposé et de désinvolture, tout cela en même temps, le message à faire passer étant qu’il y avait pas de quoi en faire tout un plat. Là-dessus, la créature – très certainement nourricière, à un degré ou un à autre – partit dans une grande tirade à propos des dangers qu’il y avait à s’approcher des muets ou même à respirer le même air qu’eux dans un rayon d’une centaine de mètres. Sans parler de la honte pour des fils de citadins à frayer avec ces paysans lourdauds, ces ploucs arriérés, consanguins, incestueux et possiblement meurtriers à la première occasion. Durant son explication de texte apocalyptique, une autre silhouette apparaissait à l’arrière plan par à coups, bien moins précise, bien moins finie, qui devait être celle de sa parèdre, autrement dit de la Mère – à la fonction encore plus nourricière, pour autant que je parvenais à me souvenir et assembler le puzzle de mes connaissances éparses et hétérogènes. Elle semblait suppliante, plutôt mollement suppliante du fait de son immobilité, et paraissait implorer notre pardon auprès de son acolyte bien qu’aucun son ne se fît entendre par-dessus le bourdonnement têtu des grosses mouches à reflets bleus.

Il – le Père – allait nous mettre un peu de plomb dans la cervelle, et nous montrer ce qu’il était réellement des muets, au-delà des élucubrations sans fondements des pécores. Une petite visite au camp nous apprendrait la sagesse ainsi que la crainte de Dieu ou de lui ou de la réalité ou des muets ou de tout type d’anomalie, je ne sais au juste. Je pense au final, après y avoir longuement réfléchi, qu’il s’agissait de nous faire toucher du doigt la dureté de la vie en cas d’anomalie, comment et pourquoi les muets étaient ainsi traités, pourquoi ils devaient être punis et parqués et pourquoi nous devions nous en écarter, leur état de paria étant potentiellement transmissible.
De tout cela, je suis loin d’être certain, car au lieu de trembler à l’idée d’être projetés au milieu d’une foire aux monstres, nous exultions, mon frère et moi, d’enfin percer le mystère du camp des muets. A la réflexion, mystère, il n’y avait pas, chaque paysan des environs, dès ses six ans, ayant dû le visiter et apprendre à tenir sa langue, et c’était en cela que consistait le tabou du camp ainsi que nous l’appelions et dont nous discutions avec acharnement le soir, le peuplant d’ogres, de vampires, et de femmes aux seins gigantesques et aux appétits pervers encore très flous dans nos jeunes cervelles.

Le camp ressemblait à s’y méprendre à un haras ou à une ferme. Quelques types aux vagues allures de cow-boys nous croisaient sans même nous jeter un coup d’œil ni – évidemment - nous saluer d’un simple « bonjour ». Le personnel d’une coopérative agricole aurait été plus attentif et plus méfiant envers nous.
La plupart des muets dormaient dans des écuries, chacun dans sa stalle, sommeillant debout comme un cheval, mais les yeux ouverts et la tête légèrement inclinée sur le côté. On leur avait passé un licou autour du cou, mais très lâche, et nous ne parvînmes pas à découvrir la moindre trace de mauvais traitements, ce qui nous causa une déception bien naturelle, puisque tous ces indices cumulés ne faisaient qu’accroître la flagrante banalité du camp.
La plupart des muets, ceux qui étaient éveillés, devaient être dans l’enclos avec leur carnet et les autres dormaient, tout simplement, debout, certes, mais dormaient.
Pas de chaînes, pas de palefreniers sadiques, pas de punition publique en plein soleil à coup de fouet, pas de haut-parleurs hurlant « la liberté, c’est le mutisme », pas de tas d’intestins grouillant de vermine dans un coin ou dans des fosses à demi rebouchées. Ne restait que l’ennui d’une ferme tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Ce n’était pas avec cela que le plomb allait se loger dans notre cervelle, et que nous hésiterions à retourner à l’enclos. Ou peut-être que si : on envisage bien chaque jour d’aller contempler un troupeau de vaches lorsqu’on leur prête une vie secrète saturée de souffrance, d’héroïsme, de mystère et de quelque monstruosité à peine exprimable, rarement lorsque l’on sait qu’il ne s’agit que de bovins à la pâture dont on extrait du lait en début de soirée.

Mais la créature-Père avait gardé le meilleur pour la fin : il nous emmena dans un recoin relativement inaccessible de la ferme – il fallait passer au travers de deux écuries et d’une pièce de toute évidence destinée au personnel – qui abritait un grand quadrilatère grillagé qui avait tout du poulailler géant. Une grosse vingtaine de muets s’y heurtaient les uns les autres, le regard complètement vide, caquetant comme des poulets démédullés, se jetant des mots déformés ou des fragments de mots à la figure, effrayant bruit de roulement à billes se dévidant au dessus d’un fût en métal. Il n’y avait pas l’ombre d’une phrase correctement formée ou intelligible dans tout ce raffut, rien que des mots aigus, des fragments de mots passés au silex pour en faire des projectiles.
Le combat sonore des crétins gladiateurs nous effraya tant que nous nous enfuîmes au hasard, d’abord dans le labyrinthe de la ferme, puis dans l’espace ouvert aux arbres morts et qu’il fallut près d’une heure à la créature-Père pour nous retrouver.

Nous ne revîmes plus le semi spectre à fonction paternelle du reste des vacances, mais le but avait été atteint : nos visites à l’enclos aux muets cessèrent à partir de ce jour (et l’année suivante, il avait disparu à la fois en tant qu’élément du décor et que souvenir ou légende dans les crânes des adultes, paysans ou citadins).