samedi 11 octobre 2008

L'ovale



Le poulailler était fait d’un grillage grossier posé à même le sol de béton dans la cour de derrière, tout près du caroubier - ses racines invisibles et ses branches de plus en plus flétries. Un tunnel, toujours en grillage, permettait aux poules et poulets d’accéder à leur logis nocturne, bloc clos de ciment alvéolé, chaque alvéole garnie de paille servant de nid à un volatile. Deux autres tunnels de grillage amenaient à un robinet, chacun goûtant dans un seau, soit deux seaux rigoureusement identiques en plastique crème délavé. Le robinet orienté au nord était barbouillé d’une couche de peinture verte passée à la va-vite, l’autre d’une couche de rouge.
C’était moi qui les avais peints, et c’était moi aussi qui les tournais de quelques minutes d’angle le matin pour qu’ils goûtent – et les fermais le soir avant de vider les seaux au dessus de la grille du tout-à-l’égout au centre de la cour.
Les poules et poulets pouvaient donc, à leur convenance, se désaltérer, soit avec l’eau du robinet rouge, soit avec celle du vert. Cette dernière était tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, elle étanchait la soif – sans plus. Celle du robinet rouge était hautement toxique : si l’un des poulets venait en en boire, il tombait raide mort. Au sens strict : il mourrait une à deux secondes après l’ingestion, et s’affalait sur le sol, raide comme une décoration de jardin en plâtre. Sa tête prenait une teinte bronze verdi et devenait aussi cassante que si elle avait été plongée dans de l’azote liquide. C’était d’ailleurs un de nos jeux, quand nous étions plus jeunes, que de donner sciemment de cette eau à l’une des bestioles, de l’attraper par les pattes une fois morte, et de faire voler sa tête en milliers de fragments pulvérulents en la frappant contre un mur.
Evidemment, au vu du code couleur utilisé, n’importe qui aurait compris que le robinet rouge était à éviter. Mais les poules et poulets ignoraient cette signalétique des plus basiques et mourraient en masse, rigidifiés, imputrescibles, deux fois plus denses que de leur vivant et la tête souvent incomplète, picorée par les survivants. Nous balancions les corps le long de la buanderie, la vermine s’en tenait inexplicablement éloignée, et le tas de volailles statufiées avait tranquillement grandi, atteignant presque les fenêtres du deuxième étage.
Je ne suis pas vraiment sûr que ces bestioles soient capables de différencier le rouge du vert, ni même qu’elles voient en couleur. Mais les robinets étant à deux points cardinaux opposés, je supposais qu’elles arrivaient par ce biais à savoir lequel était létal. Car, au fur et à mesure que le temps passait, ne restaient plus que les gallinacés les plus rusés, les victimes se faisaient de plus en plus rares, la hauteur du tas se stabilisait ; j’avais artificiellement créé une pression adaptative, une sélection naturelle par l’eau, la couleur ou la topographie – je ne sais au juste. Il m’arrivait parfois de me demander de quelle utilité leur serait cette aptitude acquise s’il me prenait un beau jour l’envie de les relâcher dans la nature.
Pures spéculations oiseuses, les poulets étant incapables de survivre à l’état sauvage, pour autant que je sache.

L’ovale avait tout d’abord été stocké dans la pièce froide, qu’on appelait assez emphatiquement la glacière alors que la température ne descendait jamais en dessous de 10 degrés. Il y avait côtoyé les melons, les pastèques, le lait et les jambons quelques mois avant que mon frère ne décide de le transférer dans la fosse du garage, excavation parallélépipédique à l’odeur poisseuse, au ciment granuleux et imprégné de générations d’huiles de vidange 20W40 tombées des Peugeots successives du grand-père.

La raison de ce transfert m’avait toujours paru un peu obscure. J’avais bien interrogé mon frère mais ce dernier avait déployé un écran de fumée peu convainquant sous forme d’explications contradictoires et alambiquées. Mais après tout l’ovale relevait de son domaine, tout comme les poulets relevaient du mien, et je le laissais faire, préférant me focaliser sur l’eau du robinet rouge et en particulier sur la question de savoir si elle était aussi toxique – et suivant les mêmes modalités – pour d’autres créatures, plus grosses, au cortex plus développé. Les êtres humains, en particulier.

Je mis plusieurs semaines avant de me rendre compte que l’ovale avait enflé et qu’il occupait presque tout l’espace de la fosse. En d’autres termes, l’ovale était devenu plus grand que moi ou que mon frère.
L’ovale étant adulte lorsqu’il était tombé entre nos mains, il n’y avait selon moi que deux explications :
- Soit il était mort, et ce que je prenais pour un accroissement de taille n’était qu’un signe de putréfaction, en l’occurrence les gaz qui le distendaient de l’intérieur.
- Soit il était enceint.
Il n’était certainement pas mort, puisque mon frère passait environ 4 heures par jour en sa compagnie, tirant les portes coulissantes du garage pour se ménager une rigoureuse intimité. L’ovale était donc enceint, ce qui impliquait que mon frère avait déposé sa semence à l’intérieur, par je ne sais quel moyen, la surface de l’ovale, parfaitement lisse, ne présentant pas la moindre aspérité, faille ou fissure.
Son grand axe étant horizontal, j’arrivais encore à m’imaginer mon frère couché sur lui, remuant des hanches et se figeant, frissonnant, dans un orgasme contre-nature. A l’extrême rigueur, je pouvais me représenter l’ovale saisi de soubresauts en même temps que son amant, mais le sperme, dans mes reconstitutions a posteriori, restait invariablement à l’extérieur, flaque poisseuse qui descendait peu à peu, jusqu’à goûter sur le sol, incapable de pénétrer sous la surface. L’ovale, obstinément clos, ne pouvait qu’être inengendré et, par conséquent, incapable d’engendrer lui-même. Venant en second dans l’ordre des perfections directement après la sphère, il n’était soumis ni à la décrépitude, ni au renouveau ; l’ovale devait, d’ailleurs, de ce fait, être probablement unique.
A ce stade de mes réflexions, me vint nécessairement le contre argument de l’hérétique : cet ovale n’était pas l’Ovale, mais un ovale mécaniquement impur, du fait de sa condition sublunaire, reflet tronqué de l’ovale en soi. J’examinais attentivement la surface de l’ovale mais n’y décelais aucune imperfection ; comme je supposais que mon frère l’avait correctement orienté, il devait être couché sur le dos, le haut dirigé vers le fond du garage et le bas vers les portes. Je descendis donc dans la fosse, avec difficulté du fait du manque de place, et observais avec la plus grande attention la partie de l’ovale où le sexe de mon frère avait du pénétrer, si je m’en tenais à la logique de mes reconstitutions. Fiasco complet : une texture tellement lisse, tellement parfaite, qu’elle paraissait constituée d’air densifié, quelque chose d’unique, sans le moindre grain, rien qui puisse retenir le mouvement scrutateur des doigts.
C’est dans cette peu ragoûtante position d’obstétricien fureteur que mon frère me surprit.
Il me regardait sans dire un mot, confiant dans sa position surplombante, me mettant en demeure de lui fournir une explication. Une malencontreuse pudeur m’empêcha de l’interroger abruptement sur la façon dont il s’y était pris pour introduire sa bite dans l’ovoïde rigoureusement hermétique et je ne pus que lui demander, un peu déstabilisé, de quel droit il s’était ainsi approprié l’ovale, le transformant en jouet sexuel, réceptacle et plus précisément éponge à foutre. Car l’ovale ne lui appartenait pas. Il appartenait à quelqu’un, comme tout ce qui existait en ce monde.
Tout ce qui vit comme tout ce qui ne vit pas est la possession de quelqu’un. Le caroubier, la maison, le sol en béton de la cour étaient à nous. Le platane que nous apercevions par-delà le mur mitoyen au voisin. Le palmier dattier dont nous ne distinguions que la tête emplumée encore plus loin à un autre voisin. Et ainsi de suite, à l’infini ou jusqu’à ce que la comptabilité des possessions revienne chez nous après avoir fait le tour de la planète.
« Pas nous » fit remarquer mon frère. Nous n’appartenions à personne.
Je restais un moment silencieux, essayant de me rappeler quels étaient nos possesseurs. Nos parents, si nous en avions – et il était impossible qu’il en fût autrement, ne pouvaient prétendre à ce titre ; ils avaient au mieux l’usufruit de nos personnes.
« D’ailleurs » dit-il en me tendant la main pour m’aider à sortir de la fosse. Puis il m’entraîna de l’autre côté de la maison jusqu’à la palissade haute de 3 mètres qui jouxtait la rue. Entre les planches légèrement disjointes, je distinguai quelques échantillons du monde extérieur, en champs de vision réduits successifs : mis bout à bout, ils sous-entendaient une vie grouillante d’êtres semblables à nous, à quelques différences d’âges et de sexes près. Humains en usufruit ou totalement autonomes, vaquant à leurs occupations, sans le moindre possesseur, que nous pouvions par conséquent nous approprier de la même façon que l’ovale, que ce soit dans un but de reproduction mal défini comme dans le cas de mon frère ou pour tester les effets de l’eau du robinet rouge, dans le mien.

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