lundi 20 octobre 2008

Le chemin de fer



Le type en pleine nuit, sous le pont de l’A1, fasciné par les yeux blanc crémeux ou rouge orangé des bagnoles qui passent, en vrombissant, vers ou à l’opposé de lui, selon leur vitesse, instantanés ou coulées, toujours selon.

Friche, terrain vague, espace ouvert entre deux agglomérations, désert, il doit être une heure du matin, et pourtant, il ne distingue pas les faubourgs d’Aubervilliers, ainsi les désignera-t-on faute de mieux, les petites maisons à moitié croulantes, les entrepôts, les ateliers, locaux à usage semi-industriel et plus probablement artisanal.
On devrait repérer quelques lumières à des fenêtres qu’il ne parvient pas à déceler - des réverbères au moins.
Au nord, il n’y a qu’épaississement de la nuit.
Et au fur et à mesure de sa progression, le décor change ; le chiendent, les débris, les pylônes deviennent soit vignes, soit champs de céréales après la moisson, tondus à ras, d’un brun sombre, encore plus sombre sous la lueur de la lune.
Un coup d’œil en arrière, et les signes de béton ont disparu, engloutis par l’agreste paysage nocturne ; rebrousser chemin est désormais hors de question.
Il fait chaud, bien trop pour un mois de mars, les cigales stridulent, mais les cigales dorment après le coucher du soleil, donc pas de cigales, des grillons ? Même remarque pour les grillons. Surtout hors des zones d’habitation. Y a-t-il seulement des grillons en plein champ ? Bonne question.
Quoi qu’il en soit, une bestiole stridule. Un indice d’été, comme la chaleur. Aux étoiles, il pourrait infirmer ou non cette thèse ; mais les étoiles, ce n’est pas son fort, la grande ourse est-elle suffisamment haute ? Sans compter que son azimut doit dépendre de l’heure et quelle heure est-il ? Approximativement une heure, mais si la saison a changé, pourquoi pas l’heure à son insu. Tout comme le décor, d’ailleurs.
Il pourrait donc avoir envie de se déshabiller ; quelque chose le lui souffle à l’oreille, chaleur et grillons, vas-y, mais pourquoi alors n’est-il pas sur une plage, plus qu’un indice, une preuve, zigzaguant entre les piles de varech pourrissant et quelques bouées taillées dans des pneus de camions ? Soyons prudent, ce pourrait être un piège, qu’il ne débouche pas au sortir du prochain virage, les couilles à l’air, dans un village endormi - tous les villages, le sont, y pénétrant, comme de coutume en passant devant la gendarmerie et son gendarme insomniaque faisant une ronde pour tromper son ennui et l’interpellant, le verbalisant, l’enfermant. S’il est nu, il n’aura pas ses papiers, à moins qu’il ne les prenne à la main, spectacle ridicule, nudiste nocturne mais prudent qui tient à pouvoir prouver son identité pour peu que la maréchaussée l’attrape par les fesses. D’ailleurs, les a-t-il, au moins, ces papiers ?
Non.
Rien. Même pas de portefeuille. Ni d’argent. Pas le moindre cent. Pas de clefs, non plus.
Rien de rien, ce qui est peu crédible ; au fond des poches, traînent toujours, allez savoir, ticket de cinéma, reçus de carte bleue, bouloches à la rigueur. Mais là, c’est le désert, comme s’il s’agissait de vêtements de prisonnier, qu’un gardien ou autre type en sombre lui avait tendu avant qu’il ne commence à marcher. Pourtant, il en est certain : ces habits sont les siens. D’ailleurs, il retourne le revers de sa veste : un papier de pressing, épinglé à l’ancienne. Mais ne serait-ce pas un indice fallacieux de plus, un indice ajouté après coup ?
Allez, à poil, finissons-en !
Et puis, la rivière tout d’un coup, devant lui, large, infranchissable. Il rebrousse chemin, prend sur la gauche : toujours l’eau. A droite : idem. Se serait-il engagé dans un des méandres de la Seine ? Sacré méandre, alors, parce qu’il ne retrouve plus la sortie, ceinturé qu’il l’est par l’épaisse masse sombre qui s’écoule, comme cette mer qui encerclait les terres sur les cartes depuis l’Antiquité. Et au-delà de cet océan qu’y avait-il ? Rien, autant qu’il s’en souvienne, sinon des cataractes au quatre coins de la planète plate.
Il est donc au centre du monde.
Et il n’y a personne. Ce qui n’est pas très logique ; il lui faut plutôt opter pour une relégation sur une île déserte. Mais l’eau est douce, pas salée, c’est donc effectivement la Seine, encore, qu’effectivement, ce pourrait être n’importe quelle rivière d’une taille conséquente, Loire ou Garonne. Sans compter ces voitures dont il distingue les phares à quelques kilomètres, accompagnées du bruit de leur moteur. Le temps d’arriver, et elles ont disparu, ce qui n’a rien d’étonnant contrairement à l’absence d’asphalte. Les routes se résorbent à mesure qu’il avance vers elles.
Il fatigue.
Jusqu’au moment où les chiens apparaissent, des chiens domestiques, portant presque tous un collier, alors qu’il est incapable de découvrir d’où ils viennent, au moins un hameau, quelques maisons, une seule suffirait.
Ils n’aboient pas, viennent voir qui est l’intrus d’une démarche nonchalante, le reniflent, s’asseyent sur leur arrière-train quelques minutes, puis repartent, la queue raide, ni hostiles, ni amis. Certains prennent un air peiné, comme s’ils compatissaient, lèchent ses testicules et disparaissent à leur tour dans l’obscurité.

Il va chez le droguiste et lui demande s’il vend des cordes. Quel genre ? Le genre pour faire de l’alpinisme. Oui, il a bien ça, mais en nylon orange fluorescent. Aucune importance. Cinq mètres pour 22 euros.
Il l’attache à l’un des pieds de son énorme lit, et fait un nœud coulant de l’autre extrémité. Le passe autour de son cou et saute par-dessus la rambarde du balcon. Cinq étages.
Le lit se soulève, et s’écrase contre la fenêtre dont il pulvérise les vitres, mais l’huisserie tient, et lui se retrouve 3 mètres plus bas, les cervicales brisées. Il a soigneusement peaufiné son nœud coulant pour éviter d’agoniser de longues minutes par asphyxie.
Il ne se chie pas dessus, et par conséquent pas sur les passants via les jambes de son pantalon. Il a pris soin de boire la veille les 4 litres saumâtres de Colopeg pour se nettoyer les intestins et a bien vérifié qu’à la fin de sa purge, l’eau était aussi claire en sortie qu’en entrée.

S’il est mort, s’il est fantôme, cette curieuse errance pourrait alors s’expliquer ; il ne parcourt pas le monde des vivants mais celui des spectres, parallèle, ressemblant mais différent, à moins que ce ne soit le monde des vivants, mais sans les vivants que ses yeux de fantôme ne peuvent percevoir, ainsi que leurs accessoires et propriétés.
Oui, mais les chiens ?
N’appartiennent-ils pas aux vivants de la même manière, et plus en fait, que les maisons, les routes, les pylônes EDF ?
D’ailleurs, le voilà le village. Endormi, comme prévu. Tellement endormi, qu’il reste un moment sur son seuil à essayer de repérer des lumières trahissant la présence d’habitants. Evitons les coups de fusil qu’on destine aux rôdeurs, double charge pour les rôdeurs en tenue d’Adam.
Passé son premier moment d’hésitation, il avance d’un pas de plus en plus léger, regardant aux fenêtres, ricanant du mobilier faussement rustique, des poutres soigneusement apparentes, des chaufferettes accrochées aux murs, de la vaissellerie en étain ou en cuivre. Personne, mais il commence à avoir l’habitude et le contraire serait inquiétant. Les portes sont verrouillées, il sonne, aucune réponse, hurle dans la rue, pisse sur des carreaux en rez-de-chaussée, en pulvérise certains à coups de pierres.
Devant la mairie, une fontaine publique à laquelle il se désaltère.
C’est là que le gyrophare et la sirène le surprennent ; intensité croissante, ils sont après lui, et sans même y réfléchir, se met à courir vers le pont qu’il a repéré dès son entrée dans le bourg.
Et se jette tête la première dans la rivière.

Il se réveille dans un lit inconnu, vêtu d’habits un peu trop larges pour lui. Une femme au visage dissimulé par un passe-montagne lui apporte une assiette de ce qui ressemble à du navarin d’agneau. Il essaie de la retenir, mais elle repart sitôt sa tâche accomplie et ferme au loquet la porte derrière elle.
Il mange ; les légumes et la viande s’écrasent contre ses dents, chargés de saveurs et de consistance. Le sentiment qu’il avait de mâcher de la poussière lorsqu’il marchait dans la campagne désertée a disparu ; la table, la chaise, les couverts, la couverture, les draps ont un indéniable parfum de réel, eux aussi. D’ailleurs, il entend des pas au-dessus de lui, ainsi que des voix assourdies par le passage au travers du plafond.
Encore plus tard : le passeur – pareillement masqué - lui annonce que le réseau va lui faire franchir la frontière, qu’il n’est pas seul, que d’autres ont suivi ce chemin de fer, semblable à celui qui permettait aux esclaves fugitifs de passer au Canada.

Ils partent à l’aube : le gué n’est pas gardé aujourd’hui.

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